Archive | février, 2016

De nouveau en Amérique (4 et fin). La Maladroite.

La Maladroite, c’est l’adjectif qui qualifie Diana, à cause, entre autres, d’ « une trace au cou, un centimètre, et des rougeurs aux poignets et aux avant-bras, un gros bleu à la cuisse, un centimètre et demi de diamètre, un pouce qui fait mal –elle dit être tombée de vélo les deux mains en avant » (page 64).
Le calvaire de Diane va durer un peu moins de huit ans, puisque c’est à cet âge-là que les coups reçus vont définitivement broyer sa vie. Après avoir émietté les os, tordu les pieds, brûlé la peau.
La Maladroite* commence comme un fait divers dans la Voix du Nord, un petit chapelet de clichés : un milieu ouvrier, une jeune femme instable, sans doute devenue mère trop tôt, qui abandonne son enfant à la naissance, puis le récupère pour récupérer l’homme qui le lui a fait, puis la trimballe d’école en école, à chaque fois en fait que les institutrices, les directrices, les médecins et autres témoins, s’approchent de trop près l’effarante vérité. La Maladroite est un livre court, une trajectoire implacable, un désastre annoncé. On n’y trouve ni suspens, ni rédemption, ni explication, juste une écriture comme on cause, posée là, sortie, vomie parfois, de la bouche de ceux qui ont croisés l’enfant maladroit, qui n’ont rien pu faire – telle la deuxième directrice, tel l’aveuglement kafkaïen des services dédiés à l’enfance.
La Maladroite est un livre inclassable, entre documentaire et récit, un livre que la quatrième de couverture qualifie de « premier roman d’une rare nécessité ».
Il est une glaciale autopsie.
Il est un livre dont la seule violence est d’avoir montré comment la vie d’une petite fille vivante pouvait finir à la poubelle. Comme un jouet cassé.

Alexandre Seurat

*La Maladroite, d’Alexandre Seurat. Éditions du Rouergue, coll. « La Brune au Rouergue ». En librairie depuis août 2015.

De nouveau en Amérique (3). Les barbares.

Astrid Manfredi4

Rien de vraiment nouveau sous le soleil (américain) avec ce premier roman* d’Astrid Manfredi, mais ce n’est pas là, dans sa non-nouveauté, que se situe l’intérêt de La Petite Barbare.
L’histoire appartient à la famille de L’Appât, l’épatant film de Tavernier, comme à celle de ce récent fait divers, « Manon » – du nom de cet autre appât qui sévissait sur Internet jusqu’à il y a peu. À ces trop jeunes filles de joie perdue, Manfredi ajoute une pincée de Florence Rey, pour la colère nihiliste, et une autre de Zahia, pour le sex-appeal irrésistible à l’en lire, pour créer sa petite barbare. Une barbarella de banlieue, bien sûr, flanquée d’une mère absolument et inutilement ravissante (dont l’alcool floutera inexorablement la joliesse), qui, très vite, forme un gang de trois enfants errants. Leur terrain de chasse : les Champs Elysées, son VIP, ses rupins affamés, ses voitures grandes comme des studios de banlieue. La petite barbare rabat, suce, se donne, partage, rentre sans compter son blé, s’endort sans se laver, indifférente qu’elle se veut être à la crasse des hommes, à leur misérable foutre. Plus tard, le gang impuni s’enrichit d’un quatrième larron. La vie facile, les coups donnés et surtout leur mépris du monde repoussent leurs limites, le goût du sang a bon goût, « leur haine est plus belle que leur amour » et nous voilà d’un coup, de mille coups devrais-je écrire, poussés dans l’horreur de l’horreur inutile, gratuite, à la façon d’un Youssouf Fofana. Rien de nouveau donc.
Mais là où Manfredi apporte quelque chose de vraiment nouveau à sa petite barbare, c’est la virtuosité de son écriture, son impatience à lui faire trouver une quelconque rédemption, et ce seront justement les mots d’une certaine Marguerite Duras, découverts au hasard, qui lui donneront l’envie, puis le besoin, puis l’addiction au verbe (plus qu’à la chair).
La Petite Barbare est un livre d’amour de l’écriture qui sauve, cette écriture puissante et rare qui plonge chercher les noyés et les remonte à la surface – parce que les mots savent bien qu’ils valent d’être vécus.

* La Petite Barbare, de Astrid Manfredi. Éditions Belfond. Prix Régine Deforges. En librairie depuis août 2015.

De nouveau en Amérique (2). Djibouti.

Djibouti

Voici un court roman* furieux, plein de violences, de sexe, de sperme, de chaleur, d’alcool, de légionnaires, de prostituées de douze ans pour un biscuit, de dix-sept pour un biffeton, un roman finalement plein d’une poésie brûlante comme le soleil du désert éthiopien – celui qui dépèce les braves qui le bravent.
Avec une écriture tumultueuse, comme un fleuve dans le désert, Pierre Deram nous entraine au cœur d’une seule nuit, la dernière nuit que traverse à Djibouti Markus, lieutenant dans la Légion, après des années passées à être «  [des] soldats, les frères des petites filles, la fratrie innocente qui porte la violence et la beauté » ; « une nuit comme on n’en vit pas depuis cent mille nuits », aurait pu chanter Reggiani ; une nuit où les loups sont de sortie et révèlent la pâleur perdue des enfants que nous avons tous été, avant de grandir, avant d’avilir le monde, d’amplifier les vides.
Djibouti est un roman nerveux, implacable, qui plonge dans la mélancolie des hommes – ce poison qui, s’il est douloureux, n’est pas mortel, mais dont on ne se remet jamais tout à fait. Vous voilà prévenus.

*Djibouti, de Pierre Deram. Éditions Buchet-Chastel. En librairie.

De nouveau en Amérique (1). Floride.

Gun

Un supermarché à Spring Hills, Floride. Au hasard des rayons, un rayon de la mort, comme le chantait Léo Ferré. Du coup, je me suis acheté un gilet pare-balles. Je ne le quitte pas, malgré les 26°.

[Kokoro] . Quézako ?

Delphine Roux 2

[Kokoro]. Premier roman. Delphine Roux, amiénoise (ce qui me la rend immédiatement sympathique en souvenir de mes années de pensionnat au 146 boulevard de Saint-Quentin), est amoureuse du Japon. Elle nous y entraine dans les traces de deux orphelins, Seki, douze ans, et Koichi, quinze – leurs parents sont morts dans l’incendie du Théâtre de la ville. Et plutôt qu’un livre [hon] d’images de cet envoûtant pays, elle préfère visiter les âmes escarpées des deux orphelins, explorer les failles de leurs cœurs meurtris, et nous dessiner deux chemins : la fuite [nigeru] de Seki et l’immobilisme régressif de Koichi, deux façons de réagir, de survivre aux terribles deuils.
Construit en courts chapitres qui s’ouvrent chacun sur un mot japonais (traduit, rassurez-vous), l’écriture de Delphine Roux possède la délicatesse de la cuisine japonaise : des ingrédients simples au départ et une véritable explosion de saveurs à l’arrivée.

*Kokoro [cœur], de Delphine Roux. Éditions Philippe Picquier. En librairie depuis août 2015.

En vieillissant, les femmes pleurent (et rient).

Kanor

« Je ne suis pas un homme qui pleure* » possède le charme des tribulations. Je me souviens de ma joie de gamin en découvrant pour la première fois « L’homme de Rio » sur la Pizon Bros familiale – une histoire qui mélangeait tous les genres (comédie, policier, aventure, amour, amitié, exotisme), dans un rythme qui ne laissait pas le temps d’aller aux toilettes. Il me semble qu’avec ce septième roman, après le précédent qui traitait, avec une belle gravité, de l’exil et de la perdition des hommes**, Fabienne Kanor aborde le genre enchanteur d’une tribulation.
Voici un roman tour à tour drôle sur une femme qui vient de se faire larguer, une roman triste sur une femme qui vient de se faire larguer, joyeux sur une femme larguée qui essaie de ne pas être totalement larguée, avec les hommes, mais aussi avec sa culture, (elle est née ici mais de là-bas quand même, et là-bas on la dit d’ici), le roman désenchanté et euphorique d’une écrivain qui aime se dire écrivaine, qui n’a connu que des bides (264 exemplaires vendus de son dernier roman), qui rêve (son éditeur surtout) du grand œuvre, du best-seller à la Gavalda à la Pancol, à qui vous voulez à plus de cent mille, le roman jubilatoire et touchant d’une femme perdue qui essaie de se retrouver dans l’écriture –cette chose qui « rafle tout » ; un roman sur l’immense malentendu de l’écriture justement : « L’amour ne fait pas écrire. On cesse d’écrire quand on le trouve. On n’écrit plus quand on le perd. » (Page 114). Kanor lâche les mots comme on lâche les fauves, et nous entraine dans une vie magnifique puisqu’il y a toujours quelque part, comme une bouée, l’étonnante sagesse d’une maman, Gisèle en l’occurrence, qui empêche de tomber et donne accessoirement ses plus beaux mots au livre (page 226) : Le bien, c’est quelque chose qui fait du bien aux autres, mais pas toujours à soi. Le mal, c’est quelque chose qui fait du bien à soi, et jamais aux autres. Respect.

*Je ne suis pas un homme qui pleure, de Fabienne Kanor. Éditions Lattès. En librairie le 3 février 2016.
**Faire l’aventure. Lattès, 2014.

Le cœur, meilleure partie de l’agneau (lamb).

Nadzam

Humbert Humbert, dans le roman de Nabokov, revendiquait clairement son attirance pour les nymphettes, et surtout son goût pour les relations sexuelles avec elles. Il deviendra fou de désir pour Charlotte Haze. Elle lui donnera ce qu’il veut (et ce qu’elle veut), elle le quittera pour un autre, et nous connaissons tous la suite. Les fins tragiques. Crise cardiaque pour lui. Mort en couches pour elle.
Avec Lamb*, un virtuose premier roman, Bonnie Nadzam (née à Cleveland, vit aujourd’hui dans les Montagnes Rocheuses – veinarde) met en scène un homme, la cinquantaine, divorcé, le cœur en cendres, et une gamine, Tommie, onze ans, qui, après l’école, traine dehors avec des copines, en « attendant », – ce thème de l’attente avait déjà été formidablement traité par Bogdanovich dans son film The Last picture show** (1971), l’ennui comme seule occupation dans une petite ville américaine. Bref.
David Lamb est abordé par Tommie qui lui demande une cigarette, et voilà le début d’un road movie envoûtant à bord d’une Ford Explorer (Explorer, malin) où le chagrin de l’un et l’ennui de l’autre vont s’entremêler, tricoter une histoire d’une intimité déconcertante, d’une tendresse affolante, sans qu’il ne soit jamais question de sexualité (contrairement au regretté et affamé Humbert Humbert), mais bien question d’amour.
La grâce de ce roman est justement de parler d’amour entre un homme et une petite fille, un amour avec, bien sûr, sa dimension physique, ses nuages de désirs, mais aussi sa patiente pudeur. C’est sur ce fil ténu qu’est écrit le livre, sur cette crête si fine qu’un pas de côté ferait tout basculer, mais Bonnie Nadzam a le don de l’élégance et de la lucidité.
À noter qu’à la lecture de ce livre, Ross Partridge (réalisateur, acteur, producteur) tomba dingue de cette histoire et décida de l’adapter au cinéma***. Son magnifique film fait mentir ceux qui prétendent qu’un film est toujours moins bien qu’un roman. Et ça, c’est une bonne nouvelle.

Nadzam lamb-poster

*Lamb, de Bonnie Nadzam. Éditions Fayard (2013) et Points (2015).
** The Last picture show (ah, Cybill Sheperd), de Peter Bogdanovich, en DVD.
***Lamb, de (et avec) Ross Partridge, avec l’extraordinaire petite Ooma Laurence (2015). Disponible sur iTunes.