Archive | mai, 2016

C’est où, le Nord ?

Sarah Maeght

C’est où, le Nord ? *, c’est l’histoire d’une fille qui perd la boussole quand elle perd son mec.
Elle (Ella, 24 ans) est pour la première fois professeur de français dans un collège catholique parisien ; lui (Victor), ébéniste dans un petit atelier. Il se fait virer, retourne dans son Dunkerque natal (son carnaval, sa pétrochimie en bord de mer, Gravelines, ses 168 jours de pluie annuels), sans elle. Et la voilà toute déboussolée, d’autant qu’il se passe de drôles de choses dans son pieux collège : elle reçoit des santons de Provence curieusement mutilés. Et un jour, un prof se suicide.
Désaimantée, désamantée, Ella va croiser tout ce qui existe comme possibilités d’amour, tout essayer : hétérosexuelle (qu’elle pratiquait jusqu’ici avec son Victor, « les grands bras de Victor, son ventre contre mon dos, le lobe de son oreille, l’intérieur de ses cuisses » – page 84), homosexuelle (« Klaus, devine combien j’ai eu d’orgasmes cette nuit ? » – page 215 ; notez que Klaus est un poisson rouge handicapé), pansexuelle (« Mec ou fille, c’est pareil » – page 237, et graysexuelle (« un « entre-deux magique entre l’asexualité et la sexualité. », selon un certain Jared –qui n’est pas dans le roman).
Et, finalement, découvrir que la jouissance ne se trouve pas seulement dans les bras de quelqu’un.
Désorientée, Ella va essayer de résoudre l’énigme des santons et du suicide, pour découvrir que l’amour peut faire mal, et que, là où il devait donner la vie, il peut la détruire.
Bref, Ella grandit d’un coup.
C’est où, le Nord ? est un premier roman d’une jeune prof de 24 ans (tiens, tiens), écrit dans la bonne humeur et l’insouciance qu’on a à 24 ans, le « manifeste d’une gamine d’aujourd’hui » écrit Katherine Pancol dans sa préface très enthousiaste, et qui laisse penser que Sarah Maeght a d’autres histoires de fille sous le pied, et qu’elle devrait continuer à nous enchanter longtemps.

*C’est où, le Nord, de Sarah Maeght. Éditions Albin Michel. En librairie depuis avril 2016.

Arrivée imprévue.

Philippe gourdin

Dans la série des romans de l’été, voici l’arrivée d’Arrivée imprévue*, de Philippe Gourdin. Un roman dont le héros dévore « les modernes Botéro et Sardou, Besson et Musso » (page 214) – à propos de ce Botéro, je n’ai trouvé qu’un Giovanni (1544-1617) auteur, entre autres, de De la raison d’État, et je doute qu’il s’agisse de lui – bref, les trois autres nous donnent un sérieux indice sur l’histoire qui se déroule ici, entre Noirmoutiers et Paris, via Los Angeles et San Francisco : une histoire d’amour impossible. Lui, Vivien, quarante ans, riche à voyager avec Netjets et rouler en Lamborghini intérieur cuir et extérieur blanc (page 8) ; il a quitté le monde des affaires pour une retraite anticipée (il ne la touchera sans doute pas au taux plein).
Elle, Samia, dix-huit ans de moins, beurette de banlieue, une banlieue de fait divers où les filles sont sifflées comme des chiennes et tombent toujours sur des sales types.
Rencontre de nuit. Il roule vers sa maison de rêve (douze cylindres rauques, ça fait du potin), elle fait du stop, et les voilà partis vers la mer, « cette chose immense, intemporelle, particulièrement respectable, ce concept définitif » (page 146).
Leur route sera belle et lente : on n’apprivoise pas aussi facilement tant de différences.
Et, page 225, un fou rire vous attend, ce qui est loin d’être désagréable.
Au-delà de l’exercice de genre – le roman d’été, et son nécessaire happy end –, c’est entre les lignes que réside la trajectoire du livre, dans ce que ces deux personnages mettent d’énergie pour vivre, malgré tout, pour atteindre ce lieu qui est la joie même d’être vivant, et peut-être ensemble.
C’est dans ce combat, si proche que celui que Philippe Gourdin a lui-même mené en d’autres circonstances, que se situe cette touchante arrivée imprévue : avoir survécu.

*Arrivée imprévue, de Philippe Gourdin. Éditons de l’Officine. En librairie depuis le 1 avril 2015.

Le fils de Woody Allen.

Le fils de Woody Allen

Le fils de Woody Allen se nomme Jesse Eisenberg – ou Mark Zuckerberg dans l’épatant Social Network, ou Mike Howell dans le trop sous-estimé American Ultra ou encore Bobby dans le cannois en diable Cafe Society réalisé par son papa. Acteur brillamment désinvolte, le voici dans un rôle d’écrivain, un costume qu’il endosse avec la désinvolture d’un acteur, et qui accouche, non pas d’un nouveau rôle au cinéma, mais d’un auteur dans la vraie vie. La dorade me donne le hoquet1 est un livre de chroniques tantôt hilarantes (foncez lire page 96 : « Un échange de mails avec ma petite amie, détourné à un moment donné par ma sœur aînée, étudiante travaillant sur le génocide bosniaque » ou, page 111 : « Mes notices médicales telles que rédigées à charge par mon père »), tantôt amères (savourez, page 255 : « Ces sourires qui font croire à votre cerveau que vous êtes heureux »).
Un livre à poser près de soi et à saisir en cas de coup de mou, comme un antidote à la sinistrose ambiante, la bêtise crasse des casseurs, bref avec un esprit parfaitement allenien (mais dans un corps beaucoup plus vif), Jesse Eisenberg incarne le vrai talent avec… talent.
Ce qui n’est pas franchement le cas de cette chute, désolé.

 1.La dorade me donne le hoquet, de Jesse Eisenberg. Éditions Lattès. En librairie depuis le 6 avril 2016.

Joyeux suicide et bonne année.

Joyeux suicide

Sylvie a l’âge de Sophie. Mais contrairement à Sophie (l’auteur) qui est la joie de vivre incarnée1, Sylvie (le personnage), est le mal de vivre incarné2. Alors, après la mort de son père veuf – qui fait mentir l’idée que les femmes vivent bien plus longtemps que les hommes ­–, Sylvie, sans enfants, sans mecs qui bandent pour elle (sic), sans joie, décide de se suicider le jour de Noël, dans son bain, après avoir descendu une ou deux boites de cachets et pourquoi pas un p’tit verre.
Pour supporter les quelques semaines qui séparent sa décision de sa résolution, elle décide d’aller voir un psy qui est beau comme un mec dont elle rêverait qu’il bande pour elle (sic). Le psy la met à l’épreuve : faire quelque chose qu’elle n’a jamais osé faire, faite quelque chose qu’elle trouve répréhensible, se faire sauter par le premier mec venu (ce qu’elle n’a jamais osé mais qui n’est pas répréhensible).
Et voilà notre Sylvie qui goûte à la vie, y reprend goût, surtout avec un p’tit verre – même plusieurs –, au moment même où la date fatidique approche.
Bien sûr, nous sommes dans un conte, une amabilité à la Capra (décidément, il est loin d’être mort celui-là), quelque chose qui lorgnerait du côté de Grande dame d’un jour, saupoudré d’un peu de parfait mauvais goût : « J’ai une telle masse capillaire que même un cancer n’en viendrait pas à bout » (page 11).
Joyeux Suicide et Bonne Année3, c’est un conte de Noël en mai. Un petit cadeau au moment des impôts, ça ne se refuse pas.

  1.  Auteur, journaliste, scénariste et mère indigne épanouie.
  2. « Je suis damnée. Condamnée à ne jamais plaire. (…). J’ai mal partout, je suis cassée comme un vélib coincé sous un camion-poubelle. » (Page 11).
  3. Joyeux Suicide et Bonne Année, Sophie de Villenoisy. Éditons Denoël (quand on vous parle de conte de Noël). En librairie depuis le 2 mai 2016.

Une nuit d’amour.

Mémoire de fille

Une petite heure à Rome Fiumicino, en attendant l’embarquement pour Paris. Kindle, avec, à l’intérieur, un livre1 très court : le souvenir d’une première fois, en colonie de vacances, entre une « fille de 58 » et « H, le moniteur-chef (…) grand, blond, baraqué, un peu de ventre ». Bref.
Mr. de Montety2 reprocha un jour au formidable Jean-Louis Fournier de « raconter sa famille comme d’autres leurs voyages, infligeant à leurs amis la sempiternelle soirée photos ».
Voici un petit livre qui devrait lui faire plaisir puisqu’il ne raconte pas la famille d’Annie Ernaux. Mais juste Annie Ernaux en cet été 1958. Quoique. Car, comme le rappelle Mr. Beigbeder3, « Annie Ernaux a successivement écrit sur son père, sa mère, son avortement, la maladie de sa mère, son deuil, son supermarché, et cette fois sur son dépucelage raté durant l’été 1958, en colonie de vacances, quand elle s’appelait Annie Duchesne ».
J’avais vraiment aimé Les Années4, sans doute car elle me rappelaient celles de ma mère, née deux ans avant Ernaux, et qu’elles ont toutes deux traversées les mêmes images : Cinémonde, les publicités Ambre Solaire, les bords de mer froide, le chagrin des femmes, la rugosité des hommes – pendant un demi-siècle.
À l’opposé, et bien que je l’ai lu très attentivement dans le lounge, malgré les annonces d’embarquement, les rires de ceux que la perspective d’un vol terrifiait et buvaient jusqu’à l’oubli de ce qui les attendait, Mémoire de fille m’a semblé être un récit brouillon encore, une brève chronique à peine achevée, mais une amère nuit d’amour s’achève-t-elle jamais ? Ce qui, finalement, est le lieu du charme de cette fragile Mémoire.

  1. Mémoire de fille, de Annie Ernaux. Éditions Gallimard. En librairie depuis le 1 avril 2016.
  2. Le Figaro Littéraire, le 21 octobre 2015. Dernier livre paru : « Encore un mot », éditions Points, 2013.
  3. Idem, le 22 avril 2016. Dernier livre paru : « Conversations d’un enfant du siècle », éditions Grasset, 2015.
  4. Les années, de Annie Ernaux. Éditions Folio, depuis janvier 2010.

Jussi s’amuse.

Jussi

Retour du Kindle à la faveur d’un voyage de trois jours en Italie (Rome et Milan) pour le lancement italien des Quatre Saisons de l’été. Rencontres passionnantes, interviews joyeuses et profondes à la fois, et quelques secondi piatti inoubliables. Bref des avions, un train, du temps. Et certains bouquins sont lourds et encombrants. Donc :
J’ai lu les cinq précédents épisodes du département V – le célèbre département imaginé par Jussi Adler Olsen – spécialisé dans les cold cases. Histoires en béton, rythme impeccable, satire d’un certain Danemark, et surtout trois personnages formidables, Carl Mørck, Assad et Rose.
Promesse1, le sixième épisode, tient toutes ses promesses (facile, je sais, mais tellement tentant) : histoire en béton, rythme impeccable, satire d’un certain Danemark. Mais cette fois, Jussi s’amuse. Avec son enquête (une jeune fille écrasée par une auto, retrouvée dans un arbre, la fille, pas l’auto, hum, hum), avec une secte d’un ridicule épatant, mais surtout, avec ses personnages. À croire que le temps passé avec eux lui autorise enfin une certaine impudeur joyeuse, des égarements touchants, des considérations brillantes. Car au fond, on s’en fout toujours un peu du cœur d’une histoire policière – la fin est si souvent décevant ou tellement énorme. Mais ce qui nous plait, nous enchante, ce sont les doutes, les souffrances, les petitesses des héros. Tout d’un coup, ils nous ressemblent. Tout d’un coup, on est proche d’eux. Tout d’un coup, on pourrait être l’un d’eux.
Avec Promesse, plus qu’un thriller brillant, Jussi nous offre des humanités magnifiques, aussi belles en leur temps que celles d’un Matt Scudder chez Lawrence Block2, ou d’un Hieronymus Bosch chez Michael Connelly3 (jusqu’à Créance de Sang en tout cas, parce qu’après…).

1. Promesse, de Jussi Adler Olsen. Éditions Albin Michel. En librairie depuis janvier 2016.
2. À lire d’urgence : Une danse aux abattoirs, Éditions Folio.
3. Commencez par Le poète, Éditions Points.

 

Jean Grégor, reviens !

Jean Grégor, reviens !

Jean Grégor publie, en ce lendemain de fête du travail, un roman au titre aussi épatant qu’intrigant : Le dernier livre de Jean Grégor1. À la fois titre de documentaire, d’essai, de testament, ce dernier livre trace les chemins qui nous séparent de ceux qu’on aime, dessine les routes empruntées par ceux qui nous ont quitté, comme ces quais enfouis où l’on fait d’imprévisibles et belles rencontres.
Et comme il s’agit d’un dernier livre, il est nécessairement magnifique.
Il est une grande histoire d’hommes et de rencontres, on y croise quelques filles effleurées puis évanouies, on y découvre une famille éparpillée.
Jean Grégor nous livre aussi, dans son dernier livre, une réflexion sur la disparition, et dans son cas, il me semble que l’on disparaît pour être retrouvé. Mais disparaît-on jamais vraiment ? Le dernier livre de Jean Grégor raconte aussi les ravages de la disparition d’un père, et finalement son impossibilité à disparaître, Grégor nous démontre avec virtuosité que la disparition nourrit davantage la présence que la présence elle-même. Et puisqu’on parle du père qui est au cœur de cet ultime texte, Grégor écrit, page 250, cette réponse définitive à la terrible question de savoir pourquoi on écrit : « Ecrire un livre, c’est écrire à son père et sa mère », –imparable.
Un dernier livre qui est aussi un chant d’amour aux livres et à la beauté qu’ils savent parfois si bien écrire, « L’art donne une logique au désordre qui nous entoure et nous menace » (page 164) et une chronique, sur la naissance d’un écrivain, en 1996, avec un discret recueil de nouvelles2, jusqu’au succès d’un roman, en 2003, Jeunes cadres sans tête3, et, succès enivrant : Le Flore, les bouteilles de Sancerre avec Beigbeder, les soirées peignoir avec Schuhl, la dope, l’alcool et quelques blondes pragoises atomiques.
Le titre du dernier livre de Jean Grégor nous fera nous souvenir de celui que David Foenkinos avait écrit en son temps : Qui se souvient de David Foenkinos4 ? qui, lui aussi, tentait l’expérience du livre ultime, du roman avec un R majuscule, cette illusion rêvée, aussitôt perdue, qu’il ira rechercher dans un train, une histoire de femme frôlée, perdue, tandis que Jean, lui, le trouvera dans le cœur des hommes.
In fine, Jean, mens. Et fais-nous vite Le prochain roman de Jean Grégor.

1. Le dernier livre de Jean Grégor, de Jean Grégor. Éditions Mercure de France. En librairie ce 2 mai 2016.
2. Contes Philéens, de Jean Grégor. H.B Éditions, 1996.
3. Jeunes cadres sans tête, Jean Grégor. Éditions Mercure de France, 2003.
4. Qui se souvient de David Foenkinos ?, de David Foenkinos, que David a toujours refusé de voir publié en Folio. Éditions La Blanche, donc, Gallimard, 30 août 2007.
PS. J’avais chroniqué ici « L’avant-dernier livre de Jean Grégor ». Un bijou. Lire aussi le beau papier de Dargent.