Archive | juin, 2017

L’homme qui embellit la vie.

Il est des personnes dont je connais le visage mais pas le nom, ou le nom mais pas le visage. C’est le cas de Maurice Baquet. Enfin, c’était. Parce que Hervé Bodeau a eu la bonne idée de recoller les deux morceaux* et de nous rappeler qui était l’immense petit Baquet haut comme trois pommes. Je ne vous citerai pas ses films, téléfilms, théâtres et opérettes – la liste fait huit pages dans le livre – mais vous dirai juste ma joie à découvrir un artiste pour lequel il semble que l’idée même de la joie ait été inventée. Voici ce jeune garçon né en 1911 dans une famille digne des Vanderhof, musicienne et joyeusement bordélique, qui va devenir un violoncelliste hors-pair, un montagnard émérite (ses descentes d’escaliers à ski furent célèbres), un acteur ébouriffant, un chanteur d’opérette doué, un membre du fameux groupe Octobre (où l’on comptait Jacques Prévert, Raymond Bussières, Yves Allégret, Mouloudji, Roger Blin, Jean-Louis Barrault, etc), un show-man américain à Hélas Angeles (pour reprendre le mot de son ami Doisneau), un père de famille nombreuse et tout aussi joyeuse. Maurice Baquet a traversé le siècle dans la bonne humeur, malgré, dit-il un contretemps (qui) survint : la guerre, et semé tant d’éclats de joie qu’il fut la preuve que la vie est belle, comme dans un Capra, mais en vrai, cette fois.
Il faut d’urgence lire ce livre. D’urgence rencontrer Maurice Baquet, faire le plein de joie à son contact et redécouvrir la puissance de l’amitié ; pensez qu’il fut celui de Doisneau, Prévert, Picasso, Renoir, Frison-Roche, tant d’autres qui nous font encore rêver aujourd’hui. Quel bonheur !

PS. (Décidément, je suis bavard aujourd’hui). Parmi tous les enfants de Maurice, il en est un que je connais et admire, c’est Grégori. Acteur d’une puissance inouïe, toujours touché par la grâce, il a, entre autres spectacles, émerveillé sur scène le texte de Wajdi Mouawad, Un obus dans le cœur, de Kessel, Les Cavaliers, et bientôt, et j’en suis ému, au-delà des mots, On ne voyait que le bonheur, en Avignon, dès le 6 juillet, au Théâtre Actuel.

Maurice Baquet

*Maurice Baquet, Portrait avec Violoncelle, de Hervé Bodeau. Guérin, éditions Paulsen. En libraire depuis novembre 2016. Bravo à l’éditeur d’avoir joint au livre de Bodeau un livre de photos qui retracent une partie de la route de Baquet. Celles de Doisneau sont d’une émouvante poésie surréaliste .

 

Une allure folle.

Isabelle Spaak

Isabelle Spaak, à la fois petite-fille et fille, raconte* la relation mère-fille de sa grand-mère, elle-même fille-mère, et de sa mère, pas celle de l’arrière grand-mère, mais de la sienne.
Bon. Je recommence.
Mathilde est la grand-mère d’Isabelle Spaak et Annie, sa mère. C’est sur les trajectoires de ces deux femmes que la fille et petite-fille (c’est plus fort que moi) se lancent. Dès le départ, la route est passionnante. Spaak enquête avec la ténacité d’un limier et l’émerveillement d’une femme qui croise l’histoire de sa mère et de sa grand-mère. Et quelles histoires ! Celle de Mathilde, à la sulfureuse réputation, dans le Bruxelles du début du siècle (dernier), entretenue et engrossée par « Armando Farina, citoyen italien très fortuné, marié à cette Madame Carentzi Margarete » (page 107), véritable personnage warthonnien. Et celle d’Annie, sa fille, (la maman d’Isabelle donc,) défigurée à quinze ans dans un accident de voiture, refigurée, si je puis dire, grâce à « une opération de la dernière chance menée par les docteurs Dufourmantel et Darcissac, deux chirurgiens réputés qui s’étaient fait la main sur les gueules cassées de la Grande Guerre, greffant, coupant, reconstruisant cette charpie » (page 101). Plus tard, Annie, maumariée comme l’aurait chanté Reggiani, quitte son mari et ses trois enfants pour un coup de foudre (tiens, tiens) avec lequel elle aura trois autres enfants, dont Isabelle.
Au-delà de ces deux incroyables figures qui traversent plus d’un demi-siècle européen d’une incroyable brutalité, c’est finalement le lien fascinant entre elles qui apparait. Et lorsque l’une meurt, l’autre « se meurt » quinze jours plus tard, dans une saisissante violence.
Mais comme la vie réserve toujours plus de surprises qu’un livre, à la toute fin du sien, Isabelle Spaak, nous dévoile qui était vraiment sa maman et donne la clé de la vraie beauté du chagrin.

*Une allure folle, Isabelle Spaak. Editions Le Livre de Poche. En librairie depuis le 10 mai 2017.

« En ces temps de guerre sans guerre ».

Voici un texte admirable.
Un texte d’amour à la langue française, cette langue qui a poussé dans le cœur d’une petite roumaine – à cause de ses rêves de Paris, de Sorbonne et de quelques livres, une gamine qui fête ses huit ans le jours où les russes envahissent Prague, qui grandit dans des mots bancals, que l’on doit taire ici, que l’on pourrait crier ailleurs.
Le Cimetière des abeilles* est un magnifique récit d’un voyage extérieur, qui va la conduire, non pas à Paris puisque les frontières sont alors fermées, mais à Montréal où l’on parle un français ; et intérieur, à l’endroit même de cette langue nouvelle avec laquelle elle livre des bribes de souvenirs, des odeurs de thym, des douceurs de tricot et des langueurs de miel. « J’ai mal aux joues. J’ai aussi mal aux lèvres, tordues autour des mots dont elles n’ont pas l’habitude. » écrit-elle page 45, dans cette langue qui n’était pas la sienne mais qu’elle aimait tant. Et lorsque qu’elle quitte enfin la Roumanie et se demande quoi emporter, c’est, écrit-elle page 152, « avec le livre de recettes de ma mère (…) je me suis prémunie contre la famine ».
Un livre de mots pour n’avoir plus jamais faim.
Ce cœur de mots qui sont justement son cœur, Alina les polit pour nous entraîner avec grâce à la lisière d’une langue merveilleuse, poétique, généreuse et grave. La nôtre. Celle qui peut tout dire, les violences comme les effarements, les joies comme les délicatesses, dès lors qu’elle abandonne un seul de ses mots. Cynisme.

Le livre est sorti aux Canada en novembre 2016, où Alina me l’a offert lors du Salon du Livre de Québec. Vous le trouverez sur Internet ou à La Librairie du Québec. (Le titre de ce billet est extrait de la page 162).
*Le Cimetière des abeilles
, Alina Dumitrescu. Éditions Triptique (Montréal).

Prévoyez une bouée.

Philippe Lafitte Suisse

Cinquante-six pages. Ce n’est pas une nouvelle. Mais un microroman. Une collection récemment créée à Lausanne, par Giuseppe Meronne. Et l’un des premiers auteurs à s’y coller, avec succès en plus, est l’épatant Philippe Lafitte qui nous régale de trop rares longsromans depuis 2003.
Et comme la collection s’appelle « Uppercut », il ne va pas faire dans le nougat mou.
Eaux Troubles* est l’histoire de Mélanie, d’abord promise à une grande carrière de nageuse mais que le corps, à quatorze ans, a trahi. Promise ensuite à une haute carrière de plongeuse, mais voilà : « une seconde d’inattention sur la plateforme, la flaque d’eau mal essuyée sur la zone d’appel. Pied qui dérape, corps qui se déporte sous l’impulsion, chute et heurte le rebord avec un craquement sec. Les cris de la foule et le voile noir. Une carrière de plongeuse réduite à néant ». (Page 30).
Depuis, Mélanie boite. Depuis, Mélanie travaille à la piscine. Depuis, Mélanie attend le soir, attend que tout le monde soit parti, pour plonger à nouveau. Seule. Brinquebalante. Mais un soir – soir, qui rime avec noir… Je suis absolument certain que notre bon Sir Alfred aurait acheté les droits de cette histoire pour en faire un épisode de sa fabuleuse collection Hitchcock présente. Avis aux producteurs.

*Eaux Troubles, de Philippe Lafitte. Éditions BSN Press. Publié le 23 avril 2017.