Archive | mars, 2020

Sortez de chez vous.

Lire au temps du virus. Quel bonheur un livre qui prend son temps quand on a soudain le temps. Un livre qui nous entraîne à Dublin, à Amsterdam, à New York, alors que nous sommes tous coincés dans un canapé et que Netflix, ça va bien deux heures.
– Tiens, lis ça*, c’est génial, m’ont dit, enthousiastes, Audrey Petit et Florence Mas du Livre de Poche. Et me voilà avec un bouquin de 852 pages dans les mains et, dieu merci, une typographie d’une taille qui tient compte de mon grand âge et de ma myopie. Je viens de le finir, épuisé, comblé, heureux, comme je l’étais à la sortie des trois heures cinquante huit du film Autant en emporte le vent ou des deux heures cinq d’Imitation of Life du grand Douglas Sirk, car voilà un furieux mélodrame, qui charrie soixante-dix ans de passions, de trahisons, de déceptions. Tout commence ici, en 1945, dans une Irlande dirigée par les curés (sic) où les filles mères et les pédales (sic) sont bannies – un personnage d’ailleurs le clame : « Il n’y a pas d’homosexuel en Irlande ». Et voilà Cyril, notre héros/narrateur, fils abandonné, adopté par une écrivain qui refuse le succès (c’est de mauvais goût) et son mari oublieux des impôts. À 7 ans, il se découvre attiré par les garçons et va traverser ce grand demi-siècle, croiser le chagrin de la solitude, la violence du rejet, les désolations des passes sordides, et puis rencontrer l’amour soudain, lumineux, unique, presque la paix, et puis de nouveau la violence du monde, les homophobes, le sida qui pointe le bout de son horrible nez, l’éternel retour vers la mère inconnue, qui l’a abandonnée à seize ans, ce rivage où poser enfin ses valises, ces bras où sombrer enfin. Apaisé. Heureux. John Boyne signe, c’est indiqué sur la couverture et c’est vrai, une « saga bouleversante », « furieusement romanesque » et je vous jure qu’en ces temps morbides, Les fureurs invisibles du cœur nous rappellent à quel point la vie est belle, précieuse, passionnante et qu’il convient de tout faire pour en jouir à chaque instant, avec ceux qu’on aime, et un super bon bouquin de 852 pages.

*Les fureurs invisibles du cœur, de John Boyne. Le Livre de Poche. En librairie depuis le 2 janvier 2020.

Pyongyang, A/R, 17 euros.

Lire au temps du virus. Le monde se bat contre le Covid-19. Mais il est un pays où pendant ce temps, on lance deux missiles balistiques de courte portée vers la mer du Japon. Curieuse de lutter contre le virus. Ici, on préfère lancer des bons livres. Comme celui de Marc Nexon.
Je me souviens de cette époque où, pour des raisons de pépètes, nous allions tourner nos films de publicité à Budapest. C’était avant le mois de novembre 1989. Le mur était encore là. Cicatrice de béton. Dans la ville, aucune enseigne gueularde. Pas de McDo. Orange. Coca-Cola. Mercedes. H&M. Du gris. Du silence. Nous avions deux guides. L’un pour nous guider. L’autre pour nous surveiller. Voir si ce que nous filmions ne dénaturait pas la belle République Populaire de Hongrie, respectait ses aimables valeurs marxistes-léninistes. Ceci dit, en accueillant un tournage pour le nettoyant Ajax, leurs dogmes vacillaient déjà. Alors, en lisant l’épatant récit de Marc Nexon sur sa traversée de Pyongyang, ces souvenirs ont refait surface. Mais ce que Nexon raconte* ici est plus terrible encore. Car dans les rues désertes, on sent l’odeur de la peur. Dans les regards des femmes, on voit la peur. Dans les attitudes des hommes, la peur encore. La peur. La faim. Le silence.
Voici l’un des rares récits sur ce pays d’un journaliste déguisé en marathonien qui court sans regarder la ligne d’arrivée mais tout autour de lui. Qui voit les mensonges. Tous les mensonges et les chagrins. La ville comme un décor. Qui me rappelle ces décors montés dans camps de concentration lorsqu’une délégation étrangère venait visiter un camp de travail. À l’époque, le tyran avait une moustache en brosse à dents. Aujourd’hui, il a une coiffure à la Peaky Blinders. Mais le résultat est le même.

*La traversée de Pyongyang, de Marc Nexon. Publié chez Grasset. En librairie depuis le 12 février 2020.

Hugo Boris dans le métro.

Lire au temps du virus. Souvenez-vous. C’était il y a quatre jours. C’est-à-dire cent ans. On pouvait marcher dehors comme on voulait. Serrer une paluche. Embrasser un ami. On pouvait rire et se mélanger. On prenait même le métro. Vous savez, ce machin sous terre dans lequel on était serré comme sardines. Eh bien, en voici quelques nouvelles.
Voilà Hugo Boris, notre sémillant jeune homme de 41 ans, déjà auteur de six livres, tous primés quelque part, et d’une dizaine de courts métrages, qui ose enfin ouvrir la grosse enveloppe boursouflée de notes qu’il a compilées pendant des années de trajets en métro et RER B et D et dans lesquelles il pointe le courage des autres (qui donnera son titre à l’ouvrage), mais surtout sa lâcheté à lui. Lui, le karatéka ceinture noire première dan qui n’ose pas lever le petit doigt, faire le moindre kata pour protéger la veuve et l’orphelin voyageurs. Lui, qui baisse les yeux devant un clodo aviné selon la théorie infantile des écoliers : si je ne vois pas on ne me voit pas. Lui, si prompt à surprendre les conversations des autres, est incapable du moindre mot pour freiner un violent, bloquer une menace, empêcher un mauvais coup. Alors bien sûr, on fête les petits héros anonymes qu’il croise dans le métro et repoussent le chaos annoncé des choses et on ne peut s’empêcher de moquer les désarrois du pauvre Hugo jusqu’à ce moment assez désagréable, nauséeux même, où l’on s’aperçoit que ce n’est plus de lui dont on rit, mais de nous. De notre lâcheté à nous. Car qui de nous ne s’est jamais levé pour aller casser la gueule à trois gaillards qui emmerdaient une fille seule, un soir, dans le RER B vers La-Croix-de-Berny ?

*Le courage des autres, de Hugo Boris. Éditions Grasset. En librairie depuis le 6 janvier 2020.

De la beauté de la brièveté des choses.

Lire au temps du virus. Alors que tout semble s’arrêter, jamais lire n’aura été aussi agréable. On peut voyager partout, sans risque d’attraper une saloperie. On peut étreindre le monde. Se retrouver dans le cœur des hommes. Notamment celui du grand écrivain guatémaltèque.
Voilà Eduardo Halfon sur les traces de son oncle Salomón, mort noyé à l’âge de cinq ans, dans les eaux du lac d’Amatitlán, au Guatemala. Ses traces sont les mots magnifiques qu’il pose dans ce court récit* qui parcourt avec une économie littéraire saisissante la trajectoire de l’enfance à l’adulte, évoque la violence inouïe de l’Histoire et nous quitte avec la fascinante poésie de cette Amérique latine qui nous a donné tant de grands écrivains.
Deuils est un texte envoûtant qui, s’il évoque le destin tragique de quelques enfants sur ce lac de 130 km2, perché à 1186 mètres d’altitude, non loin de Guatelama City, parle surtout de naissances.
Et si l’on écoute bien, de la nôtre.

*Deuils, de Eduardo Halfon. Au Livre de Poche depuis le 15 janvier 2020. Prix du Meilleur Livre étranger Sofitel 2018. Sélection Prix des Lecteurs du Livre de Poche 2020.

Janus.

Voilà un livre à deux visages. À le lire comme un roman, il raconte la lâcheté d’un homme, militaire de carrière, époux d’une femme qu’il n’aime pas : « Elle faisait mine de me lutiner, mais me repoussait en fait. Elle se forçait. Je la forçais » (page 108) et amant d’une femme qu’il apprend à aimer et avec laquelle il a un garçon qu’il ne connaît pas. La femme meurt. Le remord s’installe. Il retrouve Jeanne la maîtresse. Veut rencontrer son fils. Puis, alors qu’il aborde le temps de la retraite –nous sommes dans les années 70 –, la douceur s’installe enfin dans son cœur. La paix. Et c’est fini. Mais à le lire comme un récit, le texte prend une toute autre tournure. Ainsi l’on suppose que Xavier Houssin qui nous avait offert un très beau livre sur sa mère, La mort de ma mère justement,nous proposerait aujourd’hui le livre sur son père qu’il n’aurait connu que sur le tard, étant lui-même reconnu bien tard. Dans ce cas, Houssin serait « le garçon » de l’officier de fortune, le fils qui raconte le père en prenant sa place, en autopsiant ses failles, ses colères d’homme d’arme, ses regrets de géniteur. Et à cause de la citation de Restif de la Bretonne qui conclut le livre (page 142) et évoque ces pères qui cherchent à faire une bonne action afin de ne pas être déshonoré par ceux-là mêmes qui perpétueront leur nom, à savoir les fils, c’est cette lecture alors bouleversante que je retiens de ce formidable petit livre.

*L’Officier de fortune, de Xavier Houssin. Éditions Grasset. 148 pages.
En librairie depuis le 5 février 2020.
**La mort de ma mère, éditions Buchet-Chastel, 2009.