Lire au temps du virus. Avoir des réserves de livres, comme on a des stocks de pâtes et de papier toilette. Et se nourrir l’esprit, autant que le corps.
C’est curieux. Voici un texte que je rêvais de dévorer depuis longtemps et, comme à mon habitude je gardais le meilleur pour les jours de faim. Je viens donc de refermer ce roman* multi-primé** en Italie, comme on pose une serviette sur une table, à la fin d’un repas, certes copieux, inventif, audacieux parfois, mais qui laisse un peu sur sa faim, justement. Bon. Fi de mes vaseuses comparaisons culinaires, La Goûteuse d’Hitler est un livre formidable à partir de la moitié. La seconde, heureusement. Ceci dit, il faut se farcir (pardon) la première et elle manque selon mon goût singulièrement de piquant. Voici l’histoire de Rose, femme et amoureuse de Gregor parti au front. Avec d’autres, elle devient goûteuse pour le Führer, lequel avait des intestins particulièrement délicats, un système digestif capricieux et une phobie de l’empoisonnement. Voilà. Mais deux cents pages plus tard, voici que Rose, alors que Gregor est porté disparu (quelle expression quand même, porté disparu) goûte à Alfred Ziegler – Obersturmführer pur jus, nazi pur porc –, ses sens s’affolent, son dos se cambre, ses reins brûlent. L’interdit fait les jouissances ravageuses. Et enfièvre les sentiments. Page 324, dans la bonne moitié donc, elle confesse : « J’existais moins depuis qu’il ne me touchait plus. Mon corps avait révélé sa misère ». Et là, le livre confine à quelque chose de parfait. De bouleversant aussi. Le chagrin du corps en période de conflit. Un sorte d’agueusie du désir. Le cannibalisme de la guerre.
*La Goûteuse d’Hitler, de Rosa Postorino. Éditions Albin Michel. En librairie depuis le 2 janvier 2019.
**Prix Campiello. Prix Vigevano Lucio Mastonardi. Prix Rapallo. Prix Pozzale Luigi Russo. Prix Jean Monnet de Littérature européenne 2019. Prix 22 euros.
PS. Dans le genre de livre qui lie épices et passion, on se délectera de Como agua para chocolate (« Les épices de la passion », en français, bof, bof comme titre) de l’irréprochable Laura Esquivel, porté à l’écran sous le même titre par son diable de mari, Alfonso Arau.