Archive | novembre, 2020

« Il y a plus de femmes que d’hommes et les hommes meurent en premier ».

Voici un Prix Médicis tout à fait réjouissant puisqu’il couronne Le Cœur Synthétique de Chloé Delaume, « porté par une écriture magnifique » dixit la quatrième de couverture, chacun en jugera, et qui raconte l’histoire d’Adélaïde qui « s’élance sur le marché de l’amour », dixit la même quatrième, laquelle aura bien du mal à convaincre le mâle de la draguer, l’aimer, la garder. La critique a évoqué un roman drôle. J’ai souri, il est vrai, à cette phrase, page 163 : « La campagne, ça a la bande-son d’un décès ». Mais là encore, chacun jugera. Toujours est-il que la partie réjouissante que j’évoquais à la première ligne de cette chronique se trouve dans le fait même qu’à l’heure du féminisme flamboyant, de la misandrie même, et de cet impérieux besoin de désintoxication des hommes, Delaume ose un vrai roman fleur bleu, joyeusement nunuche parfois – femme seule avec chat, amies tout aussi esseulées, boulot dans l’édition avec son cortège d’auteurs clinquants ou déprimants –, où l’héroïne est prête à tout pour un regard, une épaule frôlée, une histoire avec un homme. Ah, un homme.
À l’arrivée, une histoire plus mélancolique que tordante et surtout bien troussée sur la difficulté de rencontrer l’autre. Sur la solitude. Et sur ces putains de chats qui n’en finissent pas de remplir les vides.

*Le cœur synthétique, de Chloé Delaume. Éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie. En librairie depuis le 20 août 2020 et dès ce samedi. Prix Médicis 2020. Prix 18 euros. Le titre de cette chronique est extrait du roman, page 195.

Le Printemps en automne.

À l’heure où les attestations de déplacement (ah, les nostalgiques de l’Ausweis), où les murs emprisonnent nos libertés les plus essentielles – voir et embrasser un ami, enterrer quelqu’un, rire ensemble –, voici un texte magnifique* qui raconte par la voix de Nour, prostituée de 40 ans, comme une voix de théâtre**, la montée du Printemps arabe. Et avec elle l’arrivée des Barbus, les promesses de liberté qui s’écrivent toujours avec le sang des autres, de jours meilleurs qui se façonnent à coups de poings, d’égalité au nom de laquelle on emprisonne les femmes dans le mal des hommes, on éventre les homosexuels comme des chiens, on viole impunément, on crache aux visages. Mais surtout, l’écriture lumineuse, libre et crue de Rachid Benzine éclaire d’amour ce portrait de femme inoubliable, portrait de nos mères et de nos filles, portrait de toutes les soumissions et par là, de tous les envols. Dans les yeux du ciel (pas fan du titre) est un chant d’espérance de toute beauté parce que lucide. Parce que désenchanté. Parce que vrai.

* Dans les yeux du ciel, de Rachid Benzine. Éditions du Seuil. Disponible depuis le 20 août 2020.
** Renseignements pris, Dans les yeux du ciel a d’abord été écrit pour le théâtre (comme quoi, j’ai l’œil), pièce créée en Belgique, puis jouée en Avignon en 2017.

Impressionnant.

Voici un livre* à la trajectoire éblouissante. Finaliste du Goncourt 2020 (dont les rumeurs penchent plutôt du côté de Gallimard qui trépigne depuis quatre ans) et finaliste du Grand Prix de l’Académie française (dont les mêmes rumeurs le destinent cette fois à Montety ex-Gallimard passé chez Stock). Deux grandes finales, ce n’est pas rien.
Il ne m’en fallait pas plus pour m’empresser de découvrir cet Historiographe du royaume, un roman (dit-on) sur le règne du roi Hassan II raconté par un compagnon de classe qui (dit-il) fut « en grâce autant qu’en disgrâce » car à fréquenter de trop près le souverain on prend le risque d’en connaître ce qu’il ne faut pas. Mais au-delà de l’histoire fort bien renseignée, documentée et passionnante, c’est le style de Renouard qui impressionne. Une écriture d’une très grande maîtrise (j’aurais du écouter en cours de français, être davantage attentif aux leçons de grammaire). Mais ce qui m’a botté (un mot qu’on ne trouvera pas chez lui), c’est cette fantaisie qui surgit parfois là où on ne l’attend pas. Ainsi les magnifiques pages décrivant la tentative de coup d’état contre le Roi (page 131 et suivantes) sont dignes des plus grands feuillets d’Albert Cohen et de ses Valeureux et lorsque la « belle » littérature rejoint la fantaisie, on touche alors au merveilleux. Et ça, ça mérite vraiment un Prix littéraire. Mais les Prix…

*L’historiographe du royaume, de Maël Renouard. Éditions Grasset. En vente depuis le 2 septembre 2020. Pour le fun, comme on dit, d’autres aventures truculentes de l’auteur ici.

Denise est morte.

Denise a été assassinée. Denise avait 79 ans. Elle habitait un petit pavillon, dans une impasse. Derrière le pavillon, un bois. Derrière le bois un Décathlon. Et à l’entour, on ne sait pas très bien. Des barres, peut-être. Avec « les vieux, les pauvres, les migrants, les errants (…) » (page 240). Les invisibles. Justement. Là ou les assassins de Denise sont invisibles. Ils ou elles ont fait fort. Denise a été massacrée. On lui a volé des bricoles. Une vieille, des bricoles, ça ne remue pas les foules. Pas la police en tout cas. Pas la justice. C’est un petit fait divers. Bien moins juteux que la disparition d’une jolie gamine de seize ans. Retrouvée violée. Poignardée. Ou une jeune femme enceinte bouffée par son pitbull. Non. Le corps de la vieille, on le glisse sous le tapis du silence. Avec la poussière de l’indifférence.
Mais voilà que Denise, née Le Pohon, est la sœur aînée d’Irène Frain, écrivain. Et voilà la cadette, abasourdie par ce silence, qui prend la plume, enfin ses doigts, pour taper sur le clavier de son ordinateur ce Crime sans importance*, dans lequel, comme un saumon qui remonte sa rivière, elle part à la recherche du criminel mais surtout de sa sœur, car entre elles, le silence était là depuis bien longtemps. C’est à ces douloureuses retrouvailles, celle d’une vivante et d’une morte, que nous invite la délicate Irène Frain à assister dans un texte plein de pudeur et de colère mêlées. Deux ans après l’assassinat de Denise, Irène n’a pas trouvé l’assassin, « il avait la peau noire et il était rentré chez les victimes par l’arrière de la maison » (page 243), mais elle a retrouvé sa sœur et au passage peut-être quelques Prix littéraires.

*Un crime sans importance, de Irène Frain. Éditions du Seuil. En librairie, pardon, en click and collect (clique et collecte) et sur Internet depuis le 20 août 2020. Prix Interallié 2020.

Ce qui plaisait à Blanche.

Voici un titre formidable. Non parce qu’il porte le prénom de l’une de mes filles, mais qu’il est une promesse d’intime. De rareté. Et, chemin faisant, de défloraison puisqu’il n’est de plaisir sans chute.
Ce qui plaisait à Blanche est un roman à la croisée de Stendhal et du Eyes Wide Shut de Kubrick, une extrême élégance stylistique mâtinée d’une perversion triste car Blanche n’aime rien moins que de se faire prendre par une ribambelle d’affamé(e)s lors de luxueuses orgies, de préférence sous le regard désenchanté d’un témoin.
Si, dans le film de Kubrick, les mêmes scènes où les personnages étaient masqués (non, non, pas à cause du Covid-19) et éclairés à la bougie, frisaient avec, au pire le ridicule, au mieux l’ennui, Enthoven parvient ici à déjouer les pièges de ces orgies par la grâce d’une langue flamboyante : celle d’un nostalgique de ce que fut la littérature française (pas pour rien d’ailleurs qu’il fut un moment sur la liste du Prix de l’académie) et à laquelle, non sans jubilation, il rend moult hommages malicieux. On y croise Aragon. On y croise la Mort.
Et c’est là Ce qui plaisait à Grégoire.
Quant au reste, à savoir le récit de ce riche héritier (toujours un peu ennuyeux, le riche héritier) qui tombe amoureux de cette Blanche flamboyante, perverse, menteuse, lâche, désespérée, orgiaque et veuve (toujours un peu désespérée, la veuve), jusqu’à en devenir son petit chien, je laisse à chacun le soin d’y découvrir ce qui lui plaira.

*Ce qui plaisait à Blanche, de Jean-Paul Enthoven. Éditions Grasset. En librairie (en commandez et retirez) et en ligne depuis le 26 août 2020.
Peinture d’Octave Tassaert, La femme damnée (1850) – dont il est question dans le livre (page 83).

Le terrorisme pour les pas nuls.

Évidemment, on va dire que l’actualité sert le propos du dernier et formidable livre de Marc Trévidic. Une décapitation à Conflans-Sainte-Honorine. Trois morts à Nice. Quatre au moins à Vienne. À chaque fois au nom de l’islamisme triomphant. À chaque fois plongeant nos bons dirigeants dans une overdose de twitteries compassionnelles. Qu’ils lisent donc ce Roman du terrorisme*. Probablement l’un des meilleurs textes jamais écrits pour comprendre ce curieux ADN de la haine qui prend sa source en Perse au XIè siècle et n’en finit pas de tapisser de sang le monde du XXIè siècle. Mille ans d’égorgements, d’empoisonnements, de bombes, d’avions suicides, racontés par celui-là même qui les utilise : le terrorisme. Car c’est lui qui écrit. À la première personne. Lui qui parle et se raconte. Dévoile ses pensées et surtout ses arrière-pensées. Lui qui justifie sa haine de vous (de moi aussi). Qui ne s’arrêtera que lorsque vous serez soumis (et moi aussi). Lui qui se joue encore une fois de nous. Et c’est là le tour de force littéraire de Marc : être celui qui nous tue et nous explique pourquoi (l’intérêt de comprendre c’est de pouvoir se défendre). Marc parvient même à nous faire sourire parfois (surtout moi) mais finit par nous laisser groggy à la dernière page.
Puisse ce livre absolument indispensable nous rappeler les paroles de cette chanson française un temps à la mode : Entendez-vous dans les campagnes/Mugir ces féroces soldats?/Ils viennent jusque dans vos bras/Égorger vos fils, vos compagnes!/Aux armes, citoyens/Formez vos bataillons/Marchons, marchons!/Qu’un sang impur/Abreuve nos sillons!

*Le Roman du terrorisme, Discours de la méthode terroriste, de Marc Trévidic. Éditions Flammarion. En librairie (oui, même en période de confinement, pensez au « click & collect », disent les officiels, en français « commandez et collectez »), le 4 novembre 2020.