Archive | mai, 2023

La mère est une grammaire.

Voici le sixième roman de Kossi Efoui nous apprend la quatrième de couverture après avoir, quelques lignes plus haut, évoqué un récit bouleversant, Une magie ordinaire, mais on ne va pas pinailler sur fait d’appeler roman un récit même si l’un concerne la vérité et l’autre la réalité. Ceci dit, il est amusant de noter l’usage du même adjectif commun en deux titres parus à quelques semaines d’intervalle (voir chronique ci-dessous), comme si l’époque tentait le triomphe du banal à défaut de flamboyances. Ceci étant, Une magie ordinaire est un bouleversant récit sur la naissance d’un écrivain à cause la mort d’une mère tant aimée, lointaine et sacrifiée ; le récit d’une entrée dans la langue du colonisateur français, « J’avais pris conscience de la subtilité redoutable avec laquelle la violence sait aussi parler langue d’amour » (page 124) ; un livre important en ceci que le fils devient la chair du manque, l’ombre de l’autre, la ressemblance troublante, « Plus je vieillis, plus je ressemble à ma mère «  (page 86). 
Ici, l’homme devient la femme perdue.
La langue devient la mère.
Dans un français parfumé aux saveurs de l’Afrique, Efoui nous offre un texte où la poésie est une sève et l’émerveillement une grammaire et cela qui est magique;

*Une magie ordinaire, de Kossi Efoui. Éditions du Seuil. En librairie depuis le 3 mars 2023.

Beurre ou ordinaire ?

Le Larousse définit ainsi quelqu’un d’ordinaire : Qui ne dépasse pas le niveau commun ; banal, quelconque, médiocre, et l’on peut supposer qu’en intitulant son troisième roman « Un garçon ordinaire* », Joseph d’Anvers cherche à nous prévenir de la banalité du garçon en question. Et c’est réussi. Le garçon raconte son année de Terminale dans la France de 1994. Les potos. La weed. Le désespoir à l’annonce de la mort de Kurt Corbain. Les bières. Bitures. Bastons avec la bande des skins. La guitare gratouillée avec les tépos. Des paroles de chansons qui poussent avec les chagrins. Le baiser avec Alice aux gros seins, Alice la bombasse de l’école, « Je ne suis plus ce type, je suis le mec d’Alice », s’enthousiasme-t-il page 101. Les parents inquiets pour l’avenir du petit. Le copain viré de l’école à cause d’une bagarre, puis qui disparait du livre. Et puis le bac dont on devine qu’il l’obtient. 
Des bouts ordinaires d’une vie ordinaire en somme, déjà lus ici et là, jusqu’à l’écriture elle-même ordinaire, sans doute selon l’idée que « la forme c’est le fond qui remonte ». Et pourtant. Pourtant il y a dans le côté ordinaire de ce texte, dans sa maladresse presque, quelque chose de touchant, quelque chose qui cherche à exister, à affleurer à la surface des mots. La tendresse. L’immense tendresse de d’Anvers pour cette période brouillonne de la vie ; période de déséquilibre où les corps comme les mots sont encore incertains mais avancent avec fierté. 

*Un garçon ordinaire, de Joseph d’Anvers, aux éditions Rivages. En librairie depuis le 5 avril 2023. Prix Marcel Pagnol 2023.

« Regarde, de tous tes yeux, regarde ».

Je me souviens de cette injonction terrifiante dans Michel Strogoff, ce moment où un méchant s’apprête à l’aveugler sous le regard de sa mère, avec la lame incandescente d’un sabre. Strogoff regarde une dernière fois sa mère et pleure. Et voilà que les larmes le protègent de l’aveuglement. Du noir total.
Chez Françoise Grard, c’est une fort mauvaise vue depuis l’enfance qui la handicape dans sa perception du monde, et davantage encore dans la façon dont le monde la perçoit. Elle voit mal, on le voit bien, on la raille, la montre du doigt, ses yeux se croisent, on ne sait lequel regarder, et contre mauvaise fortune bon cœur, la voilà qui tente de grandir à la vie, s’y frayer une place, entre ombres et lumières.
Mais un 5 septembre, tout s’obscurcit. Le voile sur ses yeux s’est épaissi. Soudain, dans la rue, dans la clarté de la ville, elle n’y voit plus. Panique. Hôpital. Opération en urgence. Espérance qu’un filet de lumière revienne un jour taper dans l’œil. L’attente. L’attente interminable.
C’est cette obscurité que raconte Françoise Grard dans son dernier livre, Et le jour sera pour moi comme la nuit*, toutes ces choses qui s’effacent et que l’on croyait pérennes, les mots qu’on ne parvient plus à écrire sur une page que les doigts cherchent à délimiter, l’autre qu’on ne voit plus, les voix qui n’ont plus de visage, la nuit qui s’installe et recèle toutes les frayeurs de l’enfance. Un récit lumineux.

*Et le jour sera pour moi comme la nuit, de Françoise Grard. Aux éditions Maurice Nadeau. En librairie depuis le 17 février 2023.

Chanson d’été.

Sur la plage abandonnée
Coquillages et crustacés
Qui l’eût cru ! 

Déplorent la perte de l’été, 
chantait Bardot dans « La Madrague ».
Aux jolis crustacés et coquillages, ajoutons, qui l’eût cru, 
Bites pendantes, 
Couilles fripées, 
Chattes luisantes, 
Anus sombres, 
Seins gonflés,
car c’est de tout cela que sont fait les étés de Sophie Goettmann*, petite fille d’un riche industriel, brillant, naturiste et grand partouzeur. Les parents, drogués aux années Love Power, 68, libération sexuelle, vivent leur vie nus sous le regard des enfants qu’on force également à se déshabiller, et qui considèrent ces morceaux de viande sans comprendre, entendent ces couinements hystériques de femmes qu’on se passe de queue en queue et grandissent dans l’ignorance de leur propre corps, de sa part sacrée, jusqu’à devenir des adultes fracassés. C’est cette enfance sans viol, mais totalement incestuelle, que raconte Sophie dans son très beau et glaçant récit, Waterbed — un texte sans fard, sans crânerie sur une forme peu connue de très grande violence.

*Waterbed, récit, de Sophie Goettmann, aux éditions Plon. En librairie depuis le 13 avril 2023.

Sanction.

Voici un roman paru au temps du premier confinement et qui fut donc confiné dans ces endroits alors non-essentiels qu’on appelait librairies. Depuis, le temps a passé, on a pu enfin enterrer nos morts et les librairies ont rouvertes mais peu de gens ont pu ouvrir ce livre qui, comme tant d’autres, fut sanctionné par cette curieuse pandémie. Bref. Sanction* est l’étonnant premier roman de l’auteur de la magistrale pièce Le Syndrome de l’oiseau (qui valut à son interprète Sara Giraudeau le Molière 2023 de la meilleure actrice), un roman calibré pour faire un carton cinématographique outre-Manche (on imagine aisément Jan de Bont ou Michael Bay aux manettes) et qui traite, vous vous en doutez, de la fin du monde puisque c’est cette menace qui peut seule encore mobiliser les humains, les guerres en Ukraine, Soudan ou la pauvreté en France n’intéressant plus personne. 
Pierre-Tré-Hardy s’amuse donc beaucoup dans ce thriller qui file à deux cents à l’heure, il tue beaucoup de gens avec beaucoup d’imagination et persille ça et là son propos d’habiles réflexions sur l’usage que nous faisons de notre petite planète — prémonitoires puisqu’est arrivé le covid-19 et avec lui la mise en avant du Grand Égoïsme. Le temps a passé, il est temps de lever la sanction sur les livres qui ont été malmenés par la pandémie et de découvrir, notamment, cette histoire surprenante.

*Sanction, de Pierre-Tré-Hardy. Éditions Souffles Littéraires. En librairie fermées pendant le confinement et sur tablettes depuis.

Un couple, c’est ne faire qu’un, disait Guitry ; oui, mais lequel ?

Voici un roman* tragique. Non pas parce qu’il commence par la fin et se déroule en un grand flashback jusqu’au début, mais parce qu’il raconte une vie dont on n’imagine pas au début qu’elle soit celle-ci à la fin. Car c’est à la fin, donc au début, que l’histoire est belle. Comme toujours les rencontres. 
On est en 1955. Jules a 22 ans et tombe, le jour de son mariage, fou amoureux de l’amie de sa femme. Bien sûr, il écoutera son cœur, quittera sa jeune épousée et vivra soixante ans auprès de l’autre. La première tragédie donc, c’est que l’amour se fasse sur le dos d’une autre. La seconde, et qui hante tout le roman comme un fantôme, un obsédant acouphène, c’est que la vie que vit ce couple est bien loin de l’amoureuse violence du début et bascule, sombre même, dans une vie ordinaire, presque conforme, à la limite ennuyeuse, qui se maintient parfois, quand ce n’est pas à l’aide d’un psy, grâce la réminiscence des débuts, comme si le début justement justifiait la fin. Et c’est là, je trouve, toute l’audace tragique de ce roman vif, découenné : déconstruire le couple en donnant l’impression qu’il se construit. 
Il y a au début d’eux, donc à la fin du livre (page 162), une phrase absolument magnifique : Ils font l’amour, et l’amour les fait
Et le couple les défit.

*Un couple, de Éliette Abécassis, aux éditions Grasset. En librairie depuis le 29 mars 2023.