Parce qu’il a un ami « qui a une tête de plus que lui, qui a visité des femmes de mauvaises vies et surtout qu’il possède une broussaille au bas du ventre » (page 53), on peut penser que le narrateur, enfant de troupe, est à peine pubère lorsqu’il cède aux charmes gourmands de Lena, la femme de son Chef, et que l’éveil dont il est question dans le titre* est celui du désir, de la sexualité et de l’ivresse, je cite, de « la grotte humide » chez un très jeune garçon. J’ai pensé à La Luna de Bertolucci, bien qu’il s’agissait là d’un inceste, à cause de cette situation somme toute assez rare dans les romans : une femme adulte a des relations sexuelles avec un enfant. Il ne me revient pas qu’à sa sortie en 1989 ce texte autobiographique ait suscité le moindre débat sur cet abus sexuel, car quoiqu’on en dise ç’en est un – mais peut-être que l’époque était plus doucereuse ou en tout cas la littérature moins engagée. À moins que l’époque n’ait retenu du livre que la violence de l’école militaire, le sadisme des grands, la cruauté de certains adultes, les sévices, le froid, le cachot, la faim, tout ce que Dickens avait en son temps déjà parfaitement décrit. Non, je retiens, moi, trente ans après sa parution, cette si triste histoire d’amour et de sexe entre une femme et un enfant ; la femme justifiant cet appétit par le fait que son mari la bat, et l’enfant, fasciné par le mari qui la bat et avec lequel il apprend la boxe, acceptant d’être dévoré car, croit-il, c’est ainsi qu’on devient un homme.
Je ne sais pas si Charles Juliet est devenu l’homme qu’il rêvait alors d’être, il est en tout cas devenu un sacré écrivain de sa propre vie.
*L’année de l’éveil, de Charles Juliet. Éditions POL, puis J’ai Lu, puis Gallimard, puis Folio. Première parution en 1989. Est devenu un film sous la direction de Gérard Corbiau en 1991. (Merci au fidèle Alain, grand lecteur et fin critique de mes livres, qui m’a offert celui-ci à Lille, au Furet, alors que j’y présentais Mon Père).