Author Archive | Grégoire Delacourt

Fils de.

On connait bien Serge Toubiana, ex patron des Cahiers du Cinéma, ex-directeur de la Cinémathèque française et aujourd’hui big boss d’Unifrance. Ce qu’on sait moins c’est qu’il écrit dattes avec un seul t (page 85), rebaptise Dillinger est mort de Marco Ferrari par Dillinger (page 77) et qu’il confond sa main droite et sa main gauche : « J’ai donc 6 ans et je suis déguisé en cow-boy, un chapeau noir sur la tête et un short qui dévoile mes maigres jambes. Je tiens timidement un revolver de la main droite, la gauche posée sur ma ceinture étoilée » (page 48, photo ci-dessus). Eh bien malgré ces petits tremblotements de l’âme, Serge Toubiana nous livre à travers son récit d’enfance*, Le Fils de la maitresse, (titre épatant quand on pense à son double sens possible), un voyage d’enfant heureux en Tunisie jusqu’aux heures tardives en France du chagrin de l’adulte, de son sentiment que s’achèvent les choses et disparaissent ceux que l’on a aimés. Ainsi ses trois compagnes. Ainsi sa mère surtout, dont il fuira la déchéance comme un lâche, un authentique couard, et c’est cet aveu déchirant aujourd’hui, toute cette honte à jamais bue, qui fait de lui un fils (et un livre) magnifique. 

*Le Fils de la maîtresse, de Serge Toubiana. Éditions Arléa, coll « La rencontre », dirigée par Anne Bourguignon. En librairie depuis le 3 mars 2022. Prix Marcel Pagnol 2022.

« Cet été, la mode est au petit bandeau rouge. »

Le Prix Lübeck, c’est le Prix du Club de lectrices les plus exigeantes et passionnées qui soit, élu parmi quarante formidables livres.

C’est la mer qui prend l’homme.

Un homme a peur d’apprendre qu’il a un cancer et s’enfuit. Abandonne sa femme et ses rêves de trois enfants. Monte sur son bateau pour faire le tour du monde qu’ils s’étaient promis. Mais seul. On voit le genre du gars. Là, en mer, c’est la tempête. Pas le gros grain ni les vagues scélérates, mais la tempête dans sa tête. Le voici qui délire, hallucine, voit débarquer sur son douze mètres, dans le désordre : une sirène qui a le demi corps de sa femme plus jeune (l’autre moitié, asexuée, est faite d’écailles), puis sa femme en vieille femme, puis un chat mort-vivant, puis une dorade suceuse de pénis (le sien), avant d’arriver à mauvais port. 
On pourrait parler de livre* foutraque, écrit à la marijuana colombienne, mais qui se révèle à l’arrivée une fiction (heureusement) quantique et lointainement philosophique sur l’importance d’aimer ceux qu’on aime parce que la traversée est courte et qu’une mauvaise vague est vite arrivée. Alors un conseil, embarquez, accrochez-vous, et surtout, lâchez prise, laissez-vous transporter. Débarquement dans la joie, 182 pages plus tard.

*Les couleurs invisibles, de Jean-Gabriel Causse. Éditions Flammarion. En librairie depuis le 11 mai 2022.

Ce genre de petites choses.

Claire Keegan écrit des nouvelles et des récits. Certaines de ses nouvelles sont si belles qu’elles sont éditées seules, dans des petits livres de 60 pages, comme la plus récente, Misogynie, parue en mai chez Sabine Wespieser. Et des récits si beaux, qu’ils connaissent le même sort en 120 pages, à l’instar de Ce genre de petites choses, depuis avril au Livre de Poche. Un point, avant d’aller plus loin, « récit » est ici, précise l’autrice dans un bref addendum page 129, « une œuvre de fiction dont aucune partie n’est fondée sur une ou des personnes précises ». Et c’est bien dommage tant j’aurais aimé que le héros de ce récit, Bill Furlong, existât.
Le voilà donc, ce Bill Furlong, père de 5 filles et marchand de bois et de charbon en ce Noël 1985 à livrer ses précieux combustibles et observer l’alentour avec une bouleversante bienveillance. Un jour, alors qu’il livre le couvent voisin où des jeunes filles travaillent à la blanchisserie, il découvre une part sombre du monde. Mais l’homme n’est ni Superman ni Bruce Willis, il est juste ce que l’homme a de meilleur : l’homme. Et c’est tout naturellement, dans un silence de neige, qu’il tente de sauver l’une d’elles. « Il en vint, écrit Keegan page 115, à se demander à quoi bon être en vie si l’on ne s’entraidait pas ». Voilà. C’est tout. C’est ça, ce genre de petites choses. C’est immense. 

*Ce genre de petites choses, de Claire Keegan. Chez Sabine Wespieser puis au Livre de Poche depuis le 27 avril 2022.

(Méfiez-vous de ce titre).

Une petite fille perd son papa trop tôt ; à dix ans elle tombe malade pour longtemps et amoureuse pour toujours d’un médecin qui a quatre fois son âge. 
C’est Romance*, le nouveau roman d’Anne Goscinny. C’est une dentelle d’émotion. Un frimas de grand amour. C’est magnifique.

*Romance, d’Anne Goscinny. Chez Grasset. En librairie depuis le 18 mai 2022.

Hello Hell.

C’est au Salon du Livre de Limoges, en mai, que j’ai rencontré Lolita Pille et que j’ai découvert que j’avais raté un phénomène littéraire*, cette « première autofiction de l’auteure, nous écrit Libé, qui démarra avec fracas à 19 ans, en 2002 ». Le livre, poursuit l’article (comme dans « faire l’article ») se vendit à 38.000 exemplaires et 280.000 en poche** avant que Lolita ne disparaisse. Elle réapparaissait donc à Limoges pour présenter son nouveau texte qui revient semble-t-il sur ce fameux Hell. Mais c’est l’ancien que j’ai eu envie de lire. Celui de celle qui se définissait alors comme une pétasse bourgeoise présentement là pour faire chier le quidam, le plouc des pavillons, propriétaire d’un labrador et d’une Scénic, le beauf splendide. Donc, oui, dans le livre, la pétasse s’habille clinquant, brillant et très riche. Elle sort toutes les nuits dans les boites où on croise les mêmes qu’elle, qu’on retrouvera vieux un jour, s’ils sont restés vivants, chez Ardisson. Elle picole, sniffe, couche avec tout ce qui passe, dégueule ses spiritueux et sa poudre dans des draps de soie, se couche à l’heure où les autres se lèvent, dépense l’argent des parents, ne bosse surtout pas, boit à midi un cocktail détox avant de s’envoyer un trait, chante sa vie de flambeuse et se retrouve finalement seule, seule comme pétasse, seule comme inutile, seule comme rien. Elle rencontre alors le Prince Charmant, le même qu’elle mais en mec et qui roule en Porsche GT3. Les deux s’aiment, rêvent d’en finir avec toutes ces merdes mais se ratent. 
En fait le génie de Hell c’est d’avoir fait un vrai roman d’amour, au sens de romance, mais de l’avoir habillé en Prada et remplacé le Canderel par de la coke.

*Hell, de Lolita Pille. Au Livre de poche depuis le 7 janvier 2004. Auparavant publié chez Grasset. Adapté au cinéma par Bruno Chiche en 2006.
**150.000 selon le site du Livre de Poche. Va savoir.
Nota bene pour les puristes. N’ayant pas de Serpico 21 sous la main, je me suis permis cette trahison au Strevia.

Noir, c’est noir.

Les paroliers Anthony Hayes, Michelle Grainger et Steve Wadey avaient raison : Black is black, et Christian Blanchard nous le rappelle une fois encore avec son nouveau roman noir*. Antoine est le prénom du héros. 12 ans. On est dans les années 70. Milieu modeste. Pavillon dans l’ombre des premières barres HLM. Père ouvrier, porté gravos sur la boutanche. Abuse de madame. Cogne au besoin. Un jour il cogne plus fort que d’habitude, Antoine veut défendre sa mère, poignarde le daron avec le couteau que celui-ci lui a offert, le seul truc important entre eux. Le seul lien qui les déliera, ce couteau. Le daron crève, la mère aussi rend son dernier soupir. Le voilà orphelin. Centre fermé. Vexations, coups de poing, viol. Antoine en prend plein la tronche. Puis c’est la famille d’adoption. L’espérance, enfin. La tendresse humaine. Mais le mal noir rôde. Les gusses de banlieue jouent avec le feu. Font le coup de feu. Antoine s’en mêle. Se sauve. Plonge. Plonge encore. Ne se relève pas. Fin. Noir, c’est noir, je vous dis. 
Il m’a rappelé le formidable Méchant garçon de Jack Vance, ce bouquin. Un autre livre noir comme on n’en faisait plus avant Blanchard, des histoires de désespérés, de dead end, de vraie tragédie. Ça fait du bien en ces temps où les feel good abreuvent et enflent notre part guimauve et nous rendent tout mous.

*Antoine, de Christian Blanchard. Éditions Belfond. En librairie depuis le 17 mars 2022.

L’art du timing.

Douglas Kennedy doit avoir un excellent attaché de presse car voici qu’au moment où il publie son dernier livre, Les hommes ont peur de la lumière*, un aimable roman mi-noir mi-thriller sur fond de lutte entre groupes pro-vie et pro-avortement, l’Amérique de Biden s’embrasse à propos d’une fuite de la Cour Suprême qui envisage de revenir sur l’arrêt Roe v. Wade du 22 janvier 1973 qui donne le droit aux Américaines d’avorter dans tout le pays.
Kennedy, à son habitude, depuis l’excellentissime L’homme qui voulait vivre sa vie, puis Les désarrois de Ned Allen, met en scène un quidam américain, plutôt dans une phase sociale descendante, ici Brendan, ex-ingénieur, désormais chauffeur pour Uber, qui croise des méchants, ici des pro-vie qui n’hésitent pas à faire le coup de feu sur les pro-avortement (histoire d’enfoncer le clou de leur méchanceté), sur fond d’Amérique qui se délite. À l’arrivée, un cru moyen (pour moi) dans une œuvre déjà foisonnante et brillante, mais qui tombe au bon moment. Ah, ces attachés de presse !

*Les hommes ont peur de la lumière, de Douglas Kennedy. Aux éditions Belfond, comme ses autres titres, depuis le 5 mai 2022.