Author Archive | Grégoire Delacourt

Dites-leur que je les aime.

Vingt ans déjà et, écrit Mitchell Zuckoff dans son avant-propos, désormais toute une génération qui n’a pas vécue le 11 septembre. Qui n’a pas vue la sanglante bascule dans le 21ème siècle. Pas vue la tête de merlan frit de Bush Jr quand il apprend que le vol 11 d’American a percuté la tour Nord du World Trade Center. Pas suivie le début d’une guerre sans fin. Mille milliards de dollars réduits en poussière du désert. Qui n’a pas appris que si des milliers de victimes sont mortes atrocement, « un peuple de héros s’est levé ». Des héros ordinaires. Des coursiers. Des employés. Des doormen. Des femmes fluettes qui ont soudain levé des montagnes et des montagnes de muscles qui se sont effondrées. Les gars du NYPD. Les passagers du vol 93 qui visait le Capitole ou la Maison Blanche, qui se sont révoltés, battus, jusqu’à faire s’écraser l’avion dans un champ de Pennsylvanie. Des centaines de gens qui allaient mourir, dans les tours, les avions, et qui ont tous dit, tous supplié de dire à leur interlocuteur, un flic, une secrétaire, ou leur femme, leur mari, Dites-leur que je les aime, juste ça, ces mots-là, ces derniers mots, les plus importants, Dites à ma femme que je l’aime, dites-le à ma mère, dites à mes enfants que je les aime, les derniers mots des mourants du 11 septembre sont des mots d’amour, pas des mots de haine ni de colère, juste ça, Dites-leur que je les aime ; et c’est ce qui est absolument bouleversant dans ce livre unique, indispensable de Mitchell Zuckoff, journaliste à Boston, qui délivre ici, et il insiste là-dessus, une œuvre de pure non-fiction, c’est-à-dire que rien qui y est écrit n’est inventé ou interprété. Le jour où les anges ont pleuré est une hallucinante reconstitution de la vérité humaine de ce jour-là, des rêves et des peurs de ces hommes et ces femmes, les disparus comme les survivants, les victimes comme les terroristes. C’est une somme colossale de l’esprit et du cœur humain. Un livre de feu, de sang et d’espoir. Car, outre mes larmes, jaillies ici et là, en croisant Marilyn ou Mossa, Jay ou Andy, il me reste à jamais ces vies-là, fondues en moi, celles de mes frères et sœurs humains — qui donnent un sens à la vie.

*Le jour où les anges ont pleuré, L’histoire vraie du 11 septembre, de Mitchell Zuckoff. Avec une très belle préface de Marc Trévidic. Aux éditions Flammarion. En librairie depuis le 25 août 2021.

Les mots de mon père.

Et voilà que l’année s’achève avec le récit que m’a envoyé un lecteur, poète et ami, en potion, précise-t-il, contre le mal que mon propre père m’a fait — le récit* de Jacques Boulerice dans lequel, en 51 courts chapitres racontés au vieux Mikey, canasson de son état, il narre la façon dont les mots de son père ont fait de lui le grand poète québécois qu’il est aujourd’hui. 
Il y avait quelque chose de tout à fait revigorant pour moi à lire enfin, après mes orages, de merveilleux souvenirs d’un homme et de son père, une enfance sans ombres, sans épines, une enfance où les mots s’échangent comme des sourires, font grandir, aimer le monde et les hommes qui le peuplent. Les Mots de mon père, dont chaque chapitre est illustré « à la serpe » par Mathias Lessard, ouvrier de la mine, est le très beau récit d’une transmission réussie, celle qui consiste à donner précisément à l’autre ce qu’il lui faut pour se trouver, être heureux et continuer à adresser ce que les mots portent de meilleur et surtout d’immense.
Que cette nouvelle année, mes amis, soit celle de la poésie, de la beauté et du goût de l’autre.

*Les Mots de mon père, de Jacques Boulerice, illustrations de Mathias Lessard. Éditions Fides. En librairie (au Canada) et on line (en France) depuis le 6 octobre 2021. Un immense merci à Denis Boudrias pour cette potion.

Hiatus.

Voici un titre qui laisserait penser à un roman d’un féminisme militant, où tout au moins, dans cet air du temps anti-mâles — entendons gros cons —, or c’est tout le contraire qui nous attend à l’intérieur de ce livre puisqu’il s’agit de la lente guérison d’une femme que les doigts puants, plus tard le sexe dégueulasse d’un oncle, a très tôt souillée et qui, depuis, est incapable d’aimer. Il y a quelque chose de curieux à découvrir ce premier roman (que m’a envoyé son auteur, merci) en ce jour de Noël, puisque s’il possède déjà la promesse d’un vrai écrivain, il recèle aussi la possibilité d’un conte (nous sommes semble-t-il dans un roman) et à ce titre une puissante universalité. Car une fois encore, ici, comme le soulignait Sartre, Aimer c’est vouloir être aimé et la puissance triste que met Ève à l’être est bouleversante. 
Je ne crois pas que Élodie Dupuis ait innocemment choisi d’ainsi prénommer son héroïne ; Ève, la première femme, celle que la Genèse (2 :21-23) définit ainsi : On l’appellera femme parce qu’elle a été prise de l’homme et il est temps, justement, qu’on l’en délivre. Voilà l’un des plus beaux vœu pour l’année qui vient.

*Délivrée du mâle, de Élodie Dupuis. Éditions Anne Carrière. En librairie depuis le 19 novembre 2021.

Rabat-joie.

À quelques jours des festivités de Noël, sapins enguirlandés, cadeaux brillants, bouffe à gogo, nains de plastoc sur bûches crémeuses à souhait, playlists avec Tino Rossi et l’incontournable Feliz navidad, masques sur le bec (ah, ah), pépé et mémé à la cuisine selon Castex, (n’oubliez jamais), je voudrais vous parler d’un cadeau à 9,90 euros à faire à tous les enfants de 7 ans et plus — 7 à 77 ans comme disait Hergé car il est important que les adultes ouvrent les yeux. Il s’agit du formidable petit bouquin de Saulière, Boulet et Spénale, Le petit livre pour dire stop aux violences sexuelles faites aux enfants. C’est un livre extrêmement bien fait, six petites BD qui mettent en scène six cas de violences sexuelles possibles et soulignent l’importance de la parole des enfants ; j’ajouterai l’importance de l’écoute des adultes. Voilà. C’est mon cadeau de Noël. Ce sont mes vœux pour l’année qui vient. Qu’on fasse enfin gaffe aux petits. On les broie si facilement. Feliz navidad.

*Le petit livre pour dire STOP aux violences sexuelles faites aux enfants, de Delphine Saulière, Gwénaeëlle Boulet et Marie Spénale. Éditions Bayard Jeunesse. En librairie depuis le 15 novembre 2018.

Un conte de Noël.

Je suis bien embêté. 
Après La Tresse, dont j’avais grandement aimé la fluidité de l’écriture et la malignité du scénario, voici que je viens de terminer la lecture du Cerf-volant, le nouveau roman de Laetitia Colombani.
Je suis bien embêté parce que je ne sais pas cette fois si son histoire indienne est juste formidablement bienveillante ou, au contraire, un poil guimauve.
Léna et François s’aiment. Ils sont tous deux profs — assez idéalistes dans leurs cas. François meurt sous la balle de fusil de chasse d’un élève mécontent. Léna craque. S’enfuit en Inde pour se reconstruire. Là, elle manque de se noyer (de chagrin). Une petite fille qui joue au cerf-volant la sauve. Alors elle veut à son tour sauver la petite fille de sa condition d’indienne pauvre qui ne sait ni lire ni écrire et est promise à un précoce mariage. Elle fonde une école et selon le proverbe africain qui dit (de mémoire) « qui éduque une fille éduque une nation », la voilà qui tente de changer les règles millénaires de ce sous-continent dont l’auteur ne nous fait pas vraiment grâces des clichés (re-regardons une fois pour toutes Slumdog Millionaire et n’en parlons plus). Elle offre des tampons aux filles. Des sacs de riz aux familles. Léna, c’est une sorte de Mère Teresa dans le village de Mahäbalipuram. La sainte occidentale blanche au pays des moribonds. Avec un final très Série B : armée d’une armée de filles, les Red Brigades, Léna vient arracher à son mariage la petite fille au cerf-volant, bagarres à la Bruce Lee et Kill Bill (sans le katana), pour lui permettre de retourner à l’école et espérer une vie de femme indienne libre. Fin.
(Ceci dit, c’est bientôt Noël et à entendre les paroles des chansons de Noël dans les rues de New York, voir les sapins, les boules dorées, les films à la guimauve sur Netflix, je me fais soudain la réflexion que cette histoire sucrée est un merveilleux conte de saison, donc, ne boudons pas notre plaisir).

*La Tresse (Grasset, 2017) et Le cerf-volant (Grasset, 2021).

Elle neige.

Puisque l’on s’interroge beaucoup sur le genre en ce moment, on pourrait tout à fait s’interroger sur le genre de Elle Neige, le troisième roman de Marine Kergadallan — ex-publicitaire à qui l’on doit, entre autres, les drôlatiques petites blagues sur les emballages des produits Monoprix. En effet, Elle Neige sonne comme « Quelle heure est-elle » ? Comme « Elle pleut », mais surtout, à l’instant même où l’on se hasarde à suivre les traces du peintre Lucien Bell, héros du livre qui tient contre lui un livre qui parle d’une certaine Yvonne, on découvre des chapitres comme des chapitres de roman, d’autres comme de la poésie, d’autres encore comme des hoquets de cœurs, bouquets de mots, haïkus, vers libres, brefs dialogues, pétales de voyelles, cailloux de consonnes ; bref, milles autres genres que le seul roman, et c’est là l’incroyable talent de Marine : nous conter son histoire d’amour et de froid, son histoire d’abîme, de livre dans le livre et de personnage dans le personnage en utilisant toutes les palettes de mots, comme Lucien Bell les couleurs avec ses huiles. Elle Neige n’est pas un roman. Iel est bien plus grand que cela. Iel est un livre d’amour des livres. Du désir. Et de la beauté. 

*Elle Neige, de Marine Kergadallan, aux éditions Diabase. En librairie depuis le 26 octobre 2021.

L’inconnue de la scène.

Ce n’est pas moi qui m’autorise cet écart homophonique avec le titre du dernier Musso, c’est lui-même, à la fin de son livre, puisque c’est ainsi qu’il nomme quelques chapitres, et c’est dans cette homonymie que réside le sujet du roman lui-même. L’illusion.
Après trois précédents romans2 qui, sous couvert de divertissement policier, s’interrogeaient entre les lignes sur le rôle des écrivains, Guillaume Musso, avec L’inconnue de la Seine2, revient au roman d’entertainmentqui fait sa fortune depuis bientôt deux décennies. Un pitch d’illusionniste : Une femme est repêchée dans la Seine, amnésique. L’ADN indique qu’elle est une célèbre pianiste morte un an plus tôt dans le crash d’un avion. Tout comme David Copperfield qui prétendait faire disparaître la Statue de la liberté ou la Tour Eiffel, Guillaume prétend résoudre ce pitch impossible — on ne peut être raisonnablement à la fois une personne morte et une personne vivante — et déploie pour cela tout son savoir-faire de prestidigitateur, ne doute de rien, déroule son improbable intrigue comme une pièce de théâtre, coups de théâtre, personnages masqués, hantés, possédés, faux-doubles, copies, la Seine est la scène de départ, le lieu du tour de passe-passe, de la grande illusion mussoienne et on se laisse porter, sans se poser de questions car si l’on s’en posait, le Commandeur n’apparaîtrait pas dans Don Juan et la terre n’avalerait pas des personnages dans les romans de Garcia Márquez ; si l’on se posait des questions on n’y croirait pas, mais le sujet, dans l’illusion, n’est pas d’y croire mais de se faire avoir.

1. À noter la publication le 4 novembre 2021 d’un livre « collector », La trilogie des écrivains, chez Calmann-Lévy, qui regroupe ces trois derniers livres.
2. L’inconnue de la Seine, Calmann-Lévy. En librairie depuis le 21 septembre 2021.

La parité, enfin.

Dans leur nouvel opus, superbement mis en scène par Giuseppe Liotti, Marc Trévidic et Matz vont enchanter les adeptes de la parité dont je fais partie (mais de grâce, qu’elle soit aussi salariale), puisqu’ils racontent la violence et la terreur commises cette fois par un groupe de femmes au nom d’une idéologie dont l’appellation même continue à faire débat chez nos bien impuissants gouvernants1 — mais nous sommes là pour parler de livres. 
Les fiancées du Califat2 donc, se lit comme on regarde Tehran, comme on revoit Caliphat, comme on se surprend, impuissant et effaré, à découvrir avec quelle froideur et quelle efficacité l’horreur peut être commise. « Et puis les mécréants ne se méfient pas des femmes, écrivent les auteurs, (page 18). N’est-ce pas toi qui m’a dit qu’il fallait utiliser les points faibles de nos ennemis ? ». Mission accomplie, avec ce brillant scénario dont la créativité des attentats fait froid dans le dos.

1. « La France s’est mise dans un processus de soumission invraisemblable, elle s’humilie piteusement alors que personne à ma connaissance ne le lui demande, et surtout pas de s’humilier de cette façon wokienne, s’agenouiller dans la boue, se couvrir la tête de cendres, déchirer ses vêtements, se taillader les veines », déclare Boualem Sansal dans une interview au Figaro le 12 novembre 2012, à la veille des commémorations des attentats du 13 novembre.
2.Les fiancées du Califat, de Marc Trévidic et Matz, illustré par Giuseppe Liotti, aux éditions Rue de Sèvres. En librairie depuis le 6 janvier 2021.