Author Archive | Grégoire Delacourt

Lettre d’admiration sans le dire.

Chère Madame,

Voilà qu’il m’a été par le plus heureux des hasards de pouvoir lire une longue lettre qui ne m’était pas du tout adressée puisqu’elle l’était à un certain Afikumi, masseur japonais de son état, dont les mains, lourdes et légères à la fois, auraient réveillé votre corps, rallumé un brasier ancien et surtout fait vibrer votre cœur jusqu’au ravissement, et de ravissement, assurément, votre lettre en est un puisque pour vous offrir à cet homme vous vous dévoilez ; vous racontez votre peau et les mains méchantes qui la bleuirent jadis ; vous évoquez votre grossesse prématurée, l’enfant, une petite fille au prénom de départ, l’amoureux raté, le père que l’alcool rendait imbuvable ; vous vous dénudez tout à fait pour vous donner à voir, vous donner à aimer par cet  Afikumi que vous trouvez si beau ; vous vous mettez même à apprendre sa langue pour vous y retrouver, le japonais, cette parole dans laquelle on ne dit jamais Je t’aime mais Il y a de l’amour, et dieu comme il y en a de l’amour dans votre lettre, des amours fort tristes d’ailleurs, mais n’est-ce pas dans la tristesse qu’on aperçoit les lumières et les étoiles ? et n’est-ce pas les étoiles que l’on rêve d’atteindre lorsqu’on est amoureuse ? J’ai lu ce courrier d’une traite, Madame, et je vous avoue avoir eu peur en vous lisant, peur que tout cela ne finisse pas très bien car nous ne sommes pas dans un roman ici, mais bien dans une lettre aimablement désespérée dont on devine que vous l’avez envoyée un jour mais qui n’est peut-être jamais parvenue à son destinataire, n’a peut-être jamais obtenue de réponse, mais après tout, écrit-on pour cela ? écrit-on pour être sauvée ? je ne le crois pas ; on écrit pour ne plus avoir mal et c’est cela, Madame, la grâce de votre courrier.

*Lettre d’amour sans le dire, de Amanda Sthers, chez Grasset. En librairie depuis le 3 juin 2020. Prix France télévision Roman.

Parle tout bas (car on pourrait bien nous entendre).

Une jeune femme est victime d’un viol dans une forêt. Pas d’indices. Pas de piste. Affaire classée. Douze ans plus tard, un rapprochement est fait avec une autre affaire. Un homme arrêté. Un vingtaine de victimes. Cette fois, un procès a lieu auquel la jeune femme ne veut pas assister : « Il n’était pas question que je fasse grâce à Léonard Scarpa [l’accusé] né à Reims de ma présence » (page 129). Son avocate la tient au courant chaque soir d’audience. L’homme est déshumanisé, écrit-elle, il devient un numéro d’écrou. Un couperet, cette phrase. Qui coupe le dernier lien entre la victime et son bourreau. Affaire jugée. On peut se reconstruire. Trouver la paix.
C’est cette histoire que raconte Elsa Fottorino dans un roman formidablement écrit, comme on autopsie ; comme elle le dit d’elle, « froide et distante » (page 136). Ainsi ce qui devait être chair blessée, avilie, niée, devient mots secs, rêches — à croire qu’ils sont peut-être devenus le corps lui-même : une pierre. Mais au-delà de ce parti pris de glace, de froid (et non d’effroi) ce qui me surprend c’est le choix du « romancé » car enfin, une telle histoire est si lâche lorsqu’elle se déguise. Explications d’Elsa Fottorino, sur TV5 Monde : « Il fallait que ça passe par un roman sinon j’aurais été trop contrainte par mes souvenirs, par la description de la réalité et je n’aurais pas pu m’en affranchir. Ce que je voulais faire, c’était précisément m’émanciper de cette horreur. Cela passait uniquement par la liberté que m’apportait la fiction : j’ai pu réinventer l’histoire, et ça, c’est formidable ». 
Moi, je crois que dans ce genre d’histoires, c’est la vérité qui est formidable. Elle est la plus belle façon d’aimer les victimes. De leur offrir de parler enfin. De ne plus se cacher.

*Parle tout bas, d’Elsa Fottorino. Au Mercure de France. En librairie depuis le 19 août 2021.

Une jolie histoire.

La voilà, cette histoire, qui commence par l’envoi du manuscrit d’un premier roman dans le cadre du Prix Jean Anglade. Le manuscrit s’appelle Rouquine*, il est écrit par un certain Stéphane Poirier, artiste pluridisciplinaire précise la quatrième de couverture, déjà, auteur de poèmes et de nouvelles. S’ensuit que c’est son roman qui est distingué par le jury présidé par Mohammed Aïssaoui (dont on se souvient encore du formidable Funambules paru l’an dernier chez Gallimard) et promis à être édité. C’est chose faite, depuis le 7 octobre, aux Presses de la Cité.
Nous voici donc en compagnie de Monty, gentil sauvage qui recueille un jour Lilou (la rouquine du titre), brindille mouillée qui longe la route comme on longe sa vie en en cherchant une entrée. Et les voilà qui apprennent à se connaître, se reconnaissent, égarés tous deux dans le brouhaha des autres. Deux âmes qui vont se lier. Deux corps se réchauffer. Rouquine est un livre tout simple, délicat comme une porcelaine de la couleur de la peau de Lilou. Pas de cliffhanger ici, d’explosions ou de jeux d’enfance qui finissent par des meurtres. Juste une musique oubliée. Celle de deux personnes qui se rencontrent et ne demandent rien d’autre au monde.

*Rouquine, de Stéphane Poirier. Aux Presses de la Cité. En librairie depuis le 7 octobre 2021.

Les enfants réparés.

Formidable titre emprunté à L’Aigle noir de Barbara dont je découvre dans le livre* de Charlotte Pudlowski qu’il est un texte sur l’inceste qu’aurait subi la chanteuse, Un beau jour, ou peut-être une nuit/Près d’un lac je m’étais endormie/Quand soudain, semblant crever le ciel/Et venant de nulle part/Surgit un aigle noir. Bref. Ou peut-être une nuit est un formidable document qui fait suite au podcast du même nom, créé par Charlotte après que sa mère lui ait appris avoir elle-même été victime d’un inceste. Depuis, elle n’a de cesse que de comprendre et surtout recueillir la parole des autres, leur donner une voix, porter à la lumière les ombres de la honte et du chagrin et arrêter de glisser les cendre des corps dévorés sous les tapis du déni. 
Je me souviens avoir écouté son podcast et j’avais été frappé par la beauté des voix des victimes, ces anciens enfants ; leurs mots comme des chants de douleur. Et donc de beauté.

*Ou peut-être une nuit, de Charlotte Pudlowski. Éditions Grasset. En librairie depuis le 29 septembre 2021. 

Inestimable, ça a un prix.

Les livres d’Anne-Marie Revol lui ressemblent et celui-ci* n’échappe pas à la règle. Il fonce, déborde de mots comme d’amour, transporte, traverse un siècle, une vie, cent vies. Il y a dans ces pages quelque chose de virtuose comme un trapéziste dont on croit que la dernière figure était la plus belle, la plus étonnante et voilà qu’il en présente une autre, et encore une autre et que nos yeux de lecteurs redeviennent des yeux d’enfant. Anne-Marie est une grande conteuse.
La voici qui nous narre l’histoire de Prudence, la grand-mère qui offrit des cadeaux inestimables à chacun de ses petits enfants pour leur 7 ans. Sept cadeaux incroyables qui modifieront probablement le cours de la vie de chacun et surtout nous entraînent, nous, dans l’odyssée de cette femme qui avait le cœur à gauche et l’amour au centre. Une vie inestimable est une histoire comme on n’en raconte plus, qui donne des envies de vie et nous aventure hors du commun — pour vingt petits euros seulement. Ça, c’est inestimable.

*Une vie inestimable, d’Anne-Marie Revol. Aux éditions Lattès. En librairie depuis le 13 octobre 2021. 266 pages, 20 euros, soit 0,07518797 euro la page.

Fifty shades of Parillaud.

Ceci dit, une fois passées les nombreuses pages « coquines » de ce roman qui, précise d’entrée Anne Parillaud, n’a rien à voir de près ou de loin avec la réalité, il s’avère que Les Abusés* narre l’histoire d’un couple incandescents, lui, peintre mondialement reconnu, elle, actrice au prénom d’Adélie (contraction d’Alain et Delon ?) qui se hait, s’aime, se déchire, se retrouve et baise beaucoup — elle au prétexte qu’elle aurait été abusée dans son enfance et ne connaisse que cela comme langage; le tout dans une écriture comme une bombe à fragmentation de mots. C’est en tout cas, ce que j’ai compris. Mais peut-être me trompé-je…

*Les Abusés, de Anne Parillaud. Éditions Robert Laffont. En librairie depuis le 22 avril 2021.

La femme qui murmurait à l’oreille des vivants.

N’en déplaise aux mauvaises langues, le succès n’est pas toujours synonyme de médiocrité, en voici une preuve de plus avec ce formidable récit* de Delphine Horvilleur, rabbin, dont le métier, lorsqu’elle n’écrit pas, est d’accompagner les morts, et donc les vivants, jusqu’à leur dernière demeure. Ainsi nous parle-t-elle d’eux, aide-t-elle à accepter leur départ, à apprivoiser les fantômes à venir. Au travers de onze morts, elle raconte onze vies, onze éternités, onze façons d’aimer la vie, et, en plus de nous apprendre des choses formidables, elle éloigne notre peur. Un livre important, une femme immense.

*Vivre avec les morts, de Delphine Horvilleur. Éditions Grasset. En librairie depuis le 3 mars 2021.

Message personnel.

Il me semble avoir toujours vu ce livre1, chez nous. Il était le livre de chevet de ma mère. Il était sa bouée. Il était, parmi quelques autres, celui qui semblait vivant. Celui qui décidait de nous. Celui qui racontait quelque chose qu’elle taisait.
Je l’ai cité dans plusieurs de mes livres, à chaque fois que je parlais d’elle, en fait. Dans le prochain2 encore, cette fois parce que ce livre se rapprochera curieusement du mien, à croire qu’à travers lui ma mère m’avait légué une histoire, un mystère qui allait peut-être me délivrer.
Sa couverture jaune m’a longtemps habité et j’ai toujours pensé que si j’écrivais un jour c’est sous elle que j’aimerais que se blottissent mes mots et voilà qu’ils le sont enfin, depuis Un jour viendra, couleur d’orange3.
Lorsque j’ai confessé cela à mon ami Moh, il m’a offert cet exemplaire du livre de Marie Cardinal, pour fêter mon arrivée chez Grasset — édition originale de 1975 —, inentamé, jamais lu, et voilà que 45 ans après sa parution, 45 ans après l’avoir vu hanter les lieux où se réfugiait ma mère dans notre maison, je l’ai enfin ouvert, je l’ai enfin lu.
J’ai découvert en frissonnant ces mots qui lui disaient, cette histoire qui lui parlait tant ; enfin compris son courage à affronter elle aussi un analyste, chercher à émietter les galets qu’elle avait dans le ventre, les silex dans la gorge.
En le terminant, il me sembla alors mieux connaitre ma mère, m’être rapproché de toutes celles de son âge dont la plupart ont préféré se taire car « C’est ça avoir un vagin, écrit Cardinal, page 285. C’est ça être une femme : servir un homme et aimer des enfants jusqu’à la vieillesse. Jusqu’à ce qu’on vous conduise à l’asile où l’infirmière vous recevra en vous parlant petit nègre (…) ».
Je crois que je me suis aussi mis un jour à écrire afin que ma mère finisse dans mes livres. Jamais dans un asile.

1. Les mots pour le dire, de Marie Cardinal. Éditions Grasset (1975).
2. L’Enfant réparé. Grasset. Parution le 29 septembre 2021.
3. Éditions Grasset (2020), Le Livre de Poche (2021).
À découvrir l’article de Mohammed Aïssaoui dans le Figaro Littéraire de ce jour: « Grégoire Delacourt, les mots pour le dire ».