Author Archive | Grégoire Delacourt

Amore sempre.

Il y a des abîmes infinis en Italie. La fontaine de Trévi, à Rome, dans laquelle danse Anita Eckberg. Stromboli, où Ingrid Bergman glisse dans les bras de Mario Vitale. Capri, la villa Malaparte, Bardot qui chute, nos cœurs qui chavirent. Et maintenant, Emma. Merci merci à Francesca Cristoffanini, ma fantastique éditrice de DaA Planeta Libri.

À table !!!

Alors voilà. De temps en temps on prend un livre* (en l’occurrence, celui-ci je l’ai reçu, merci Anna Pavlowitch) sans trop savoir ce qu’il y a à l’intérieur et, sans lire la quatrième car après tout il faut parfois vivre dangereusement, on y entre, à l’intérieur, et là on se demande dans quoi on vient de mettre les pieds. Voilà qu’un virus a décimé pratiquement tout ce que la terre compte d’animaux et que très vite se pose le problème : Maman, qu’est-ce qu’on mange ? Car s’il n’y a plus d’animaux, donc de mammifères, donc de ruminants, donc de bœufs, donc de filets, de poires et de merlans, se repose la question : Maman, qu’est-ce qu’on mange ? Et la réponse d’Augustina Bazterrica, dont c’est là le premier roman, est absolument belle et osée et révoltante et empêcheuse de penser en rond. Les hommes. On mange les hommes, les enfants. Et les femmes. Et les enfants. On se mange. Et nous voilà à suivre ce monde où les animaux, c’est nous. Nous, dans les abattoirs (et ce que nous montre L214 tient de la fabrique de bonbons à côté). Nous, en sauce. En petits plats. En produit de différentes qualités. Différents morceaux. Et soudain, non pas la nausée, mais un regard absolument différent sur ce qu’on mange. Sur ce que nous sommes. Outre sa virtuosité comparable à celle de Soleil vert en son temps (j’insiste sur cette notion de temps), la réussite de ce roman est qu’il évite tout militantisme, tout véganisme, toute intolérance aux goûts de l’autre. Non. Augustine Bazterrica nous pose une équation. Sa solution est en chacun de nous. Comme dans ce personnage du livre qui décide, lui, de traiter l’homme, pardon, la viande, comme un être humain. Et c’est bouleversant. Bon appétit.

*Cadavre exquis, de Augustina Bazterrica. Traduit de l’espagnol par Margot Nguyen Béraud. Éditions Flammarion. En librairie depuis le 21 août 2019. Prix Clarin 2017. (Bravo au graphiste pour la formidable image de la couverture).

La haine est le seul assassin qu’on n’arrête jamais.

Ce qu’il y a de toujours absolument fascinant avec ce genre de livre à la frontière entre la vérité et le possible, soit le lieu fictionnel par excellence, c’est qu’on ne sait pas en le refermant si on a lu une hypothèse ou une reconstitution. Mais une chose est sûre. Avec Assassins !* de Jean-Paul Delfino, on a lu un sacré bon bouquin, formidablement bien écrit, qui « hypothèse » ou reconstitue la mort du grand** Zola, des suites d’une asphyxie causée par les émanations toxiques émises par sa cheminée, en ce matin du 29 septembre 1902. Il avait 62 ans.
Et voilà Delfino à nous raconter, comme si on y était, le climat curieux, malsain, nauséabond de cette France de l’après-Dreyfus, avec la volonté de certains d’en découdre avec les juifs et ceux qui les défendaient. À un moment du livre, un personnage dit qu’il n’y aura bientôt plus d’antisémitisme en France. Un autre s’en réjouit et lui demande pourquoi ? Parce qu’il n’y aura plus aucun juif. (Pour la petite histoire, je venais à peine d’achever la lecture de ce livre, lorsque Zemmour commença son discours effrayant à la Convention des droites. Comme quoi, nos démons français ont la peau bien épaisse. La haine est plus vaillante que l’amour dans nos campagnes. Bref). Deflino nous offre d’être le spectateur privilégié d’une nuit dans la chambre de Zola, tandis que sa femme (qui survivra) et lui agonisent dans d’épouvantables douleurs. Il nous fait, en une nuit, revivre le fabuleux parcours de l’immense écrivain, ce petit gars du sud, « zézéyant », bigleux, aux dents pourries, qu’on surnommait Gorgonzola et qui voulait à tout prix être écrivain, et dont le plus grand chagrin supposé ou reconstitué aura été de n’être resté que « Zola, l’homme de l’affaire Dreyfus » (page 197). Du bien bel ouvrage.

*Assassins ! de Jean-Paul Delfino. Éditions Héloïse d’Ormesson. En librairie depuis le 5 septembre 2019. La vraie couverture du livre est la même en bien plus jolie – celle-ci a été réalisée pour le service de presse.
**Il a beaucoup écrit sur mon pays du Nord, d’où cet adjectif en forme d’hommage respectueux.

Cher monsieur Adam,

Je suis émerveillé par la quantité de votre production : 27 livres en 19 ans, en comptant les livres jeunesses qui, s’ils sont un peu plus courts que les romans dits adultes, n’en sont pas moins de vrais livres, émerveillé car je me demande comment vous faites pour trouver le temps de respirer, de savourer, de goûter aux lenteurs, aux langueurs du temps, pour encore écouter des autres battre le cœur, entendre les grondements sourds, parfois furieux, de leurs sangs, comme celui des vagues, mais depuis que je me suis laissé dire, à tord peut-être puisque vos livres qui mettent en scène ce double de vous triste, Paul Lerner, brouillent joyeusement les pistes avec votre vraie vie, la moquent même, depuis donc que je me suis laissé dire que vous habitiez à quelques pas de la mer, en Bretagne, là où le temps et l’espace sont différents, là où ils confinent parfois au grand silence, j’ai pensé que c’était peut-être ce grand silence que vous cherchiez à remplir avec vos craintes, avec vos doutes, vos incessants questionnements, ces litanies, comme un ressac, sur le chagrin d’un écrivain qui chute, d’un homme qui s’affaiblit à lui-même et que, dès l’instant où vous teniez un clavier sous vos doigts, vous vous sentiez obligé, par instinct de survie probablement, de gaver ce silence, comme on gribouille un vide, pour n’être plus jamais seul, n’avoir plus froid peut-être, ce qui vous amène à écrire des phrases longues, si longues, que mes yeux s’épuisent à y chercher un point, ne serait-ce qu’un point virgule ; allez, même trois petits points de suspension… un endroit où reprendre mon souffle, car je suis un lecteur du soir, un lecteur d’avant la nuit, et vos si longues digressions ne parviennent pas à s’y opposer, du coup je m’endors avant la fin de votre phrase et c’est dommage, car elle contient des jolies choses, vraiment dommage car le lendemain je dois la reprendre, retrouver le fil, et le même phénomène se reproduit, et ainsi de suite, aussi, vais-je laisser provisoirement de côté votre Partie de badminton*  – dont je crois savoir qu’un échange dure en moyenne sept secondes, donc combien d’échanges contient votre phrase ci-dessous ? –, la reposer là, cette Partie, à la page 161, là où j’en suis, au moment où « une sonnerie stridente tire [Paul Lerner] du sommeil » et paradoxalement m’y plonge, moi, dans le mien de sommeil, et reviendrai vous dire tout le bien que je pense de votre nouveau roman lorsqu’un matin cette fois, je l’aurai achevé, et non pas le contraire.

*Une partie de badminton, d’Olivier Adam. Éditions Flammarion. En librairie le 21 août 2019. Rentrée littéraire 2019.

Gueule de bois.

Été 1922. La Beauce. Des champs de betteraves à perte de vue. Sougy, commune du Loiret. 750 habitants environ. Une fête de village. De la musique. Des rires. Du vin. Huit et neuf mois plus tard après ces réjouissances, quatre jeunes filles donnent naissance à des enfants de pères non dénommés. L’un mourra, trois survivront, l’un d’eux sera le grand-père de Mathieu Deslandes. Lorsqu’il l’apprend, on est en 2017. L’affaire Weinstein vient d’éclater. #MeToo permet enfin aux silencieuses de parler et, parce que les filles du maudit bal de cet été 1922 n’auront jamais la parole, comme tant d’autres encore aujourd’hui dans les campagnes et les villages, Mathieu Deslandes part à leur rencontre, dénoue leurs histoires en excellent journaliste qu’il est, et livre un texte construit comme une véritable enquête sur une époque, sur le silence –une quête de lui-même aussi. Les courts chapitres s’enchaînent. Poétiques. Graves. Lumineux. Et là où le projet est absolument formidable, c’est qu’il croise alors les recherches de sa compagne, Zineb Dryef, qui travaille sur les « zones grises », entre consentement et agression sexuelle. Mathieu écrit, Zineb parfois commente et, de leurs curieux chagrins (le chapitre final de Zineb est d’une rare intimité) naît une complicité qui fait de ce texte un objet incomparable et précieux.
Au lendemain de la fête à Sougy en 1922, j’imagine que beaucoup eurent la gueule de bois. Je l’ai eue, moi, en refermant le livre. En pensant à ce que « le silence est un puits qui engloutit tout » (page 200). Un livre important, de crimes et d’amours.

*Soir de fête, de Mathieu Deslandes et Zineb Dryef. Éditions Grasset. En librairie le 28 août 2019. Rentrée littéraire 2019.

Jocelyne revient et c’est un homme.

Bon, ceci dit, sur scène, elle a toujours été un homme. D’abord sous les traits de Mikaël Chirinian qui créa le rôle en 2014 au Ciné 13 Théâtre, dirigé par Salomé Lelouch, avant de se balader pendant trois ans dans tous le théâtres de France ; la revoici sous les traits cette fois de Frédéric Chevaux, dès le 20 septembre 2019, pour 33 formidables représentations au Théâtre Lepic* (anciennement Ciné 13 Théâtre), à Paris. Alors, si vous n’avez pas encore vu la pièce (le livre, je sais que vous l’avez lu), allez-y. C’est vraiment, vraiment magnifique.

*Tous les renseignements ici. Bonus : interview de Mikaël ici. Et merci à Mohammed Aïssaoui pour cette photo prise sur les grands boulevards.

Deux kilos deux (de talent).

Probablement, pour moi, la plus grande claque de cette rentrée littéraire chez Lattès. Un premier roman 1 (même si ce n’est pas le premier livre de Gil Bartholeyns, maître de conférences à l’université de Lille et déjà lauréat de plein de choses impressionnantes 2) mais surtout un grand roman. Un roman habité, hanté même, comme le sont Fargo des frères Cohen et les films des frères Dardenne ; un roman qui lie en un destin commun les frères (on y revient toujours) humains et les frères animaux, dans une ambiance de neige, d’immensité et d’intimité à la fois, au cœur des cinq mille hectares des Hautes-Fagnes, outre-Quiévrain.
Deux kilos deux, qui donne son titre à ce livre incroyable – 2,2 kg est le poids moyen d’abattage d’un poulet –, est l’histoire d’un vétérinaire qui, dans ce coin de Belgique traversé par une tempête de neige, enquête sur des malversations possibles dans un élevage/abattage de gallinacées et va se retrouver, malgré lui, à nous guider dans la folie de ce monde qui fait dire à Bartholeyns qu’il est conçu pour faire vite, mal et beaucoup, malgré nous, à nous faire voir notre civilisation qui marche sur la tête. À la fois chant écolo, polar (« poular », comme dit un ami de l’auteur), thriller triste, Deux kilos deux est surtout la rencontre d’un homme avec des hommes qui ne lui ressemblent plus, avec un monde qui ne s’aime plus.
S’il existe des romans noirs, celui ci, parce qu’il se passe aussi sous la neige, pendant cinq jours, devrait être un roman blanc. Un roman à partir duquel on peut réécrire nos vies. Et réinventer le monde.

1. Deux kilos deux, de Gil Bartholyens. Éditions JC Lattès. En librairie le 21 août 2019.
2. Prix du Rayonnement international de l’Université libre de Bruxelles (2007). Chaire d’excellence CNRS/Université Visual Studies (2010-2015). Délégation au CNRS 2015-2016. Congé pour recherches ou conversion thématique (année académique 2018-2019). Prime d’encadrement doctoral et de recherche, Centre national des universités (2018-2022)

La fabrique de l’Alma mater.

Je me souviens d’un débat au Salon du livre de Montréal il y a quelques années. Je partageais la tribune avec un écrivain et un poète quand soudain, dans le public, une femme apostropha le poète qui parlait, il est vrai, de façon très imagée, à deux doigts même de l’ampoulément, elle lui dit à peu près ceci : Oh, arrêtez avec vos grands mots, vos poésies, là, personne n’y comprend rien. Ce à quoi le poète lui répondit : madame, la poésie ne se comprend pas, elle se soupçonne.
Eh bien c’est très exactement dans ce soupçon-là que se situe le terriblement beau premier roman de Constance Joly*. L’histoire étrange et douce d’une petite fille de quatorze ans qui se meurt d’un mal mystérieux, inexplicable – une melancholia sans doute, une épineuse qui pousserait dans ses jeunes poumons. La médecine est muette, le chagrin d’Alma sa mère immense. Et si les mères ne donnaient pas que la vie ?
Et voilà Alma qui découvre, dans une vieille Botanique de 1926, qu’un chardon avait un jour de 1903 poussé dans le thorax de jumelles (Marthe et Rosalie S.) et que l’éloignement de l’une avait à l’autre laissé la vie ; et la voilà à comprendre, avec effroi, avec joie, ce qu’être mère veut dire, ce que l’amour d’une mère veut dire, de quelle confiance folle il se nourrit, à l’instar d’une racine de n’importe quelle Asteraceae. On ne peut être qu’en vie pour donner la vie. Le matin est un tigre est le grand roman poétique d’apprentissage d’une mère. Un magnifique soupçon.

*Le matin est un tigre, de Constance Joly. Éditions Flammarion. En librairie depuis le 9 janvier 2019.