Author Archive | Grégoire Delacourt

Une allure folle.

Isabelle Spaak

Isabelle Spaak, à la fois petite-fille et fille, raconte* la relation mère-fille de sa grand-mère, elle-même fille-mère, et de sa mère, pas celle de l’arrière grand-mère, mais de la sienne.
Bon. Je recommence.
Mathilde est la grand-mère d’Isabelle Spaak et Annie, sa mère. C’est sur les trajectoires de ces deux femmes que la fille et petite-fille (c’est plus fort que moi) se lancent. Dès le départ, la route est passionnante. Spaak enquête avec la ténacité d’un limier et l’émerveillement d’une femme qui croise l’histoire de sa mère et de sa grand-mère. Et quelles histoires ! Celle de Mathilde, à la sulfureuse réputation, dans le Bruxelles du début du siècle (dernier), entretenue et engrossée par « Armando Farina, citoyen italien très fortuné, marié à cette Madame Carentzi Margarete » (page 107), véritable personnage warthonnien. Et celle d’Annie, sa fille, (la maman d’Isabelle donc,) défigurée à quinze ans dans un accident de voiture, refigurée, si je puis dire, grâce à « une opération de la dernière chance menée par les docteurs Dufourmantel et Darcissac, deux chirurgiens réputés qui s’étaient fait la main sur les gueules cassées de la Grande Guerre, greffant, coupant, reconstruisant cette charpie » (page 101). Plus tard, Annie, maumariée comme l’aurait chanté Reggiani, quitte son mari et ses trois enfants pour un coup de foudre (tiens, tiens) avec lequel elle aura trois autres enfants, dont Isabelle.
Au-delà de ces deux incroyables figures qui traversent plus d’un demi-siècle européen d’une incroyable brutalité, c’est finalement le lien fascinant entre elles qui apparait. Et lorsque l’une meurt, l’autre « se meurt » quinze jours plus tard, dans une saisissante violence.
Mais comme la vie réserve toujours plus de surprises qu’un livre, à la toute fin du sien, Isabelle Spaak, nous dévoile qui était vraiment sa maman et donne la clé de la vraie beauté du chagrin.

*Une allure folle, Isabelle Spaak. Editions Le Livre de Poche. En librairie depuis le 10 mai 2017.

« En ces temps de guerre sans guerre ».

Voici un texte admirable.
Un texte d’amour à la langue française, cette langue qui a poussé dans le cœur d’une petite roumaine – à cause de ses rêves de Paris, de Sorbonne et de quelques livres, une gamine qui fête ses huit ans le jours où les russes envahissent Prague, qui grandit dans des mots bancals, que l’on doit taire ici, que l’on pourrait crier ailleurs.
Le Cimetière des abeilles* est un magnifique récit d’un voyage extérieur, qui va la conduire, non pas à Paris puisque les frontières sont alors fermées, mais à Montréal où l’on parle un français ; et intérieur, à l’endroit même de cette langue nouvelle avec laquelle elle livre des bribes de souvenirs, des odeurs de thym, des douceurs de tricot et des langueurs de miel. « J’ai mal aux joues. J’ai aussi mal aux lèvres, tordues autour des mots dont elles n’ont pas l’habitude. » écrit-elle page 45, dans cette langue qui n’était pas la sienne mais qu’elle aimait tant. Et lorsque qu’elle quitte enfin la Roumanie et se demande quoi emporter, c’est, écrit-elle page 152, « avec le livre de recettes de ma mère (…) je me suis prémunie contre la famine ».
Un livre de mots pour n’avoir plus jamais faim.
Ce cœur de mots qui sont justement son cœur, Alina les polit pour nous entraîner avec grâce à la lisière d’une langue merveilleuse, poétique, généreuse et grave. La nôtre. Celle qui peut tout dire, les violences comme les effarements, les joies comme les délicatesses, dès lors qu’elle abandonne un seul de ses mots. Cynisme.

Le livre est sorti aux Canada en novembre 2016, où Alina me l’a offert lors du Salon du Livre de Québec. Vous le trouverez sur Internet ou à La Librairie du Québec. (Le titre de ce billet est extrait de la page 162).
*Le Cimetière des abeilles
, Alina Dumitrescu. Éditions Triptique (Montréal).

Prévoyez une bouée.

Philippe Lafitte Suisse

Cinquante-six pages. Ce n’est pas une nouvelle. Mais un microroman. Une collection récemment créée à Lausanne, par Giuseppe Meronne. Et l’un des premiers auteurs à s’y coller, avec succès en plus, est l’épatant Philippe Lafitte qui nous régale de trop rares longsromans depuis 2003.
Et comme la collection s’appelle « Uppercut », il ne va pas faire dans le nougat mou.
Eaux Troubles* est l’histoire de Mélanie, d’abord promise à une grande carrière de nageuse mais que le corps, à quatorze ans, a trahi. Promise ensuite à une haute carrière de plongeuse, mais voilà : « une seconde d’inattention sur la plateforme, la flaque d’eau mal essuyée sur la zone d’appel. Pied qui dérape, corps qui se déporte sous l’impulsion, chute et heurte le rebord avec un craquement sec. Les cris de la foule et le voile noir. Une carrière de plongeuse réduite à néant ». (Page 30).
Depuis, Mélanie boite. Depuis, Mélanie travaille à la piscine. Depuis, Mélanie attend le soir, attend que tout le monde soit parti, pour plonger à nouveau. Seule. Brinquebalante. Mais un soir – soir, qui rime avec noir… Je suis absolument certain que notre bon Sir Alfred aurait acheté les droits de cette histoire pour en faire un épisode de sa fabuleuse collection Hitchcock présente. Avis aux producteurs.

*Eaux Troubles, de Philippe Lafitte. Éditions BSN Press. Publié le 23 avril 2017.

La surprise Emprise.

VG 1

Valérie Ganz est agaçante. Elle est ravissante, généreuse, drôle, brillante et douée. Et parce qu’il est bien que des petites imperfections viennent pimenter les vies parfaites, on a envie de penser que, dans Emprise*, c’est elle, Claire, qui succombe au charme (pas encore vénéneux) de Mark, fils à maman qui voudrait réussir sans maman (mais avec l’argent de). Que c’est elle qui voit Mark débarquer dans son appartement en plus de dans sa vie. Que c’est elle qui abandonne son chat, ses amies formidables et drôles (Sex and the City est passé par là), qui laisse ses parents, son métier, ses idéaux, pour suivre le beau Mark en Arabie saoudite. Que c’est elle, là-bas, sous l’abaya qui dissimule son petit corps gracieux et ses traits ravissants sous le voile. Que c’est elle, la femme parfaite, qui disparaît sous le charme maintenant vénéneuse de Mark.
Et, surprise, Emprise est un roman de genre absolument parfait, qui peut sans aucun complexe lorgner du côté des meilleurs Nicci French, Paula Hawkins et Gillian Flynn. Rien que ça.
Un roman ultra-efficace dans son intrigue, redoutable dans son suspens psychologique mais dont l’intelligence surtout est cette vraie réflexion sur la place des femmes dans ces endroits du monde qui ne les aiment pas. Et Valérie sait de quoi elle écrit, elle a vécu trois ans à Ryad. Quand on vous dit qu’elle est agaçante.

*Emprise, de Valérie Ganz. Éditions Lattès. En librairie depuis le 29 mars 2017. Tiens, encore un truc agaçant : Emprise a obtenu le Prix Cœur de France du Salon du Livre de Limoges 2017.

Une photographie française.

Thierry des OuchesThierry des Ouches est photographe. Un excellent photographe d’ailleurs, dont j’ai, au siècle dernier, eu le plaisir de suivre les travaux publicitaires, notamment une sublime campagne (dans Libération) pour les adieux au monde de la bonne vieille 4 L.
Comme quelques prestigieux confères, Doisneau, ou Depardon, Thierry a l’art de capter l’esprit même de cette France d’entre deux. Celle-là même qui révèle son Histoire, sa nostalgie, sa part d’enfance, son immuabilité. Alors, quand il écrit son troisième roman, (parce qu’il a aussi découvert que parfois les mots photographient mieux qu’une image ou, en tout cas, saisissent ce qu’un objectif ne peut capter), Le Fonctionnaire amoureux, on ne peut que regretter la disparition de Serrault et Tchernia. Serrault aurait été magnifique dans le rôle de Charlie, contrôleur à la SNCF, sur la ligne Langres/Colombey-les-Deux-Églises, marié à Charlène, et qui tombe amoureux de la belle Juliette. Et Tchernia, qui aurait été impérial en réalisateur de cette comédie d’entre deux – entre jubilation et amertume, entre petitesse et immensité. Thierry des Ouches est délicieusement amoral dans cette fable où plus nos rêves sont grands plus ils nous broient et où la beauté cache souvent quelques redoutables poisons.
Et c’est là la réussite du livre. De faire un Tchernia qui finit en Chabrol. Toujours avec Serrault dans le rôle principal.

*Le Fonctionnaire amoureux, de Thierry des Ouches. Éditions Daphnis et Chloé. En librairie depuis mai 2016.

« La vie des autres ».

Massarotto

Cyril m’a un jour confessé bien aimer les quatrièmes de couverture – là où quelques mots sont censés vous donner envie d’acheter le livre que vous tenez dans les mains. Alors je vais me livrer à cet exercice ultra-difficile pour son épatant nouveau livre*.
Samuel fête ses trente-cinq ans seul. Il cherche qui il pourrait bien appeler pour venir les fêter avec lui. Un numéro de téléphone lui revient. Celui de sa maison d’enfance. Il le compose. On décroche. Un petit garçon de dix ans est au bout du fil. Il s’appelle Samuel. C’est lui.
Voilà, c’est ma quatrième. J’espère qu’elle vous donnera envie de tendre l’oreille et d’écouter leur conversation.
Elle parle de notre enfance à tous, de ces rêves qu’on a parfois oubliés en cours de route et qui ont peut-être dérouté justement, notre vie d’adulte. Mais en bon fabuliste qu’il est, Cyril nous prouve qu’il n’est jamais trop tard. Ouf.

*Quelqu’un à qui parler, de Cyril Massarotto. Éditions XO. En librairie depuis le 9 février 2017.

Bussix en Corse.

Bussi 2

À deux lettres près du premier, Bussi est, en 2016 et selon Le Figaro, le deuxième auteur le plus vendu en France. On ne peut que saluer une telle performance de la part d’un géographe et professeur à l’Université de Rouen, mais surtout d’un vrai chic type – à croire que pour toucher autant de lecteurs, il est plus efficace d’être sympa. Et d’avoir une bonne histoire*. Celle-ci par exemple, bien que, et cela n’engage que moi, je l’ai trouvée un peu longuette (comme aurait dit ma mère), qui est une histoire parfaitement troussée de vengeance corse.
Une jeune fille survivante d’un accident de voiture qui fit trois morts, ses parents et son frère, revient vingt-sept ans plus tard à l’endroit du miracle (miracle d’avoir survécu, je veux dire) et, comme toujours, comme un film qu’on rembobinerait, le passé revient et avec lui son lot de surprises, rebondissements et autres désillusions.
Le Temps est assassin (quel beau titre), au-delà de son côté thriller, son côté « page-turner », est aussi une histoire forte de femmes et de désirs, un drame de la jalousie, qui s’expose au soleil brulant, provoquant et sensuel, avant de disparaître, dans la même seconde, dans la moiteur de l’insondable maquis.
Un parfum acide comme l’aurait été L’Enfer (1964) de H.G. Clouzot s’il lui avait été donné d’achever son film.

* Le Temps est assassin, de Michel Bussi. Éditions Presse de la Cité. Et Pocket, n° 16938.
Ah, et pour ceux que cela intéresse, Michel et moi sommes invités ce mercredi 17 mai dans l’émission « Dans tes rêves », sur France Inter à 12h15.

À la vie, à l’humour.

Amélie AntoineAprès un premier roman digne des meilleurs page-turner dont l’histoire est elle-même un roman (Fidèle au Poste1 fut d’abord édité sur Amazon, y connut un immense succès, puis fut publié par Michel Lafon, puis par Le Livre de Poche – 250.000 lecteurs au total et une adaptation ciné américaine en cours), Amélie Antoine nous offre un second roman risqué (après une incursion dans l’actualité tragique avec Au nom de quoi2, un texte post-Bataclan, comme il y a des livres post-atomiques). Oui. Quand on n’a que l’humour3 est un roman risqué. D’abord par le titre – je me souviens que Jean-Louis Fournier m’avait dit de ne pas faire de jeux de mots dans les titres, « ça ne fait pas très littéraire ». Risqué par le sujet : un homme blessé devient un humoriste adulé, une méga-star, plus star encore que le paltoquet élyséen qui visitait son actrice en scooter ; un humoriste qui sacrifie tout ce qu’il aime à la pieuvre affamée de sa carrière, et un fils, laissé sur le carreau, qui sera amené à renouer les fils du drap de fantôme de son père. Risqué parce que Amélie ose le rire triste et l’émotion joyeuse, parce qu’elle écrit vite, comme on respire, elle sait bien que si l’on arrête de respirer, on tombe. Risqué, parce qu’après l’énorme succès de Fidèle au Poste elle ne veut pas s’enfermer dans la loi des séries, dans les romans polycopiés qui sont la négation même de l’audace et de la création.
Quand on n’a que l’humour est un roman sincèrement aimable, au sens où aimable signifie : « Qui a ou manifeste de la courtoisie, de la politesse, de la gentillesse à l’égard d’autrui ».
En cette période de cynisme nauséabond, ça fait plus que du bien.

  1. Fidèle au poste (2015). Retrouvez mon billet ici.
  2. Au nom de quoi (2016). D’abord publié sous le pseudonyme de Dorian Meune, puis sous son nom, chez Amazon Publishing.
  3. Quand on n’a que l’humour, Amélie Antoine. Éditions Michel Lafon. En librairie depuis le 7 mai 2017 – avec une autre couverture que celle de mon exemplaire qui, du coup, devient collector :

Amélie Antoine 2