Archive | Bouquins.

Beurre ou ordinaire ?

Le Larousse définit ainsi quelqu’un d’ordinaire : Qui ne dépasse pas le niveau commun ; banal, quelconque, médiocre, et l’on peut supposer qu’en intitulant son troisième roman « Un garçon ordinaire* », Joseph d’Anvers cherche à nous prévenir de la banalité du garçon en question. Et c’est réussi. Le garçon raconte son année de Terminale dans la France de 1994. Les potos. La weed. Le désespoir à l’annonce de la mort de Kurt Corbain. Les bières. Bitures. Bastons avec la bande des skins. La guitare gratouillée avec les tépos. Des paroles de chansons qui poussent avec les chagrins. Le baiser avec Alice aux gros seins, Alice la bombasse de l’école, « Je ne suis plus ce type, je suis le mec d’Alice », s’enthousiasme-t-il page 101. Les parents inquiets pour l’avenir du petit. Le copain viré de l’école à cause d’une bagarre, puis qui disparait du livre. Et puis le bac dont on devine qu’il l’obtient. 
Des bouts ordinaires d’une vie ordinaire en somme, déjà lus ici et là, jusqu’à l’écriture elle-même ordinaire, sans doute selon l’idée que « la forme c’est le fond qui remonte ». Et pourtant. Pourtant il y a dans le côté ordinaire de ce texte, dans sa maladresse presque, quelque chose de touchant, quelque chose qui cherche à exister, à affleurer à la surface des mots. La tendresse. L’immense tendresse de d’Anvers pour cette période brouillonne de la vie ; période de déséquilibre où les corps comme les mots sont encore incertains mais avancent avec fierté. 

*Un garçon ordinaire, de Joseph d’Anvers, aux éditions Rivages. En librairie depuis le 5 avril 2023. Prix Marcel Pagnol 2023.

« Regarde, de tous tes yeux, regarde ».

Je me souviens de cette injonction terrifiante dans Michel Strogoff, ce moment où un méchant s’apprête à l’aveugler sous le regard de sa mère, avec la lame incandescente d’un sabre. Strogoff regarde une dernière fois sa mère et pleure. Et voilà que les larmes le protègent de l’aveuglement. Du noir total.
Chez Françoise Grard, c’est une fort mauvaise vue depuis l’enfance qui la handicape dans sa perception du monde, et davantage encore dans la façon dont le monde la perçoit. Elle voit mal, on le voit bien, on la raille, la montre du doigt, ses yeux se croisent, on ne sait lequel regarder, et contre mauvaise fortune bon cœur, la voilà qui tente de grandir à la vie, s’y frayer une place, entre ombres et lumières.
Mais un 5 septembre, tout s’obscurcit. Le voile sur ses yeux s’est épaissi. Soudain, dans la rue, dans la clarté de la ville, elle n’y voit plus. Panique. Hôpital. Opération en urgence. Espérance qu’un filet de lumière revienne un jour taper dans l’œil. L’attente. L’attente interminable.
C’est cette obscurité que raconte Françoise Grard dans son dernier livre, Et le jour sera pour moi comme la nuit*, toutes ces choses qui s’effacent et que l’on croyait pérennes, les mots qu’on ne parvient plus à écrire sur une page que les doigts cherchent à délimiter, l’autre qu’on ne voit plus, les voix qui n’ont plus de visage, la nuit qui s’installe et recèle toutes les frayeurs de l’enfance. Un récit lumineux.

*Et le jour sera pour moi comme la nuit, de Françoise Grard. Aux éditions Maurice Nadeau. En librairie depuis le 17 février 2023.

Chanson d’été.

Sur la plage abandonnée
Coquillages et crustacés
Qui l’eût cru ! 

Déplorent la perte de l’été, 
chantait Bardot dans « La Madrague ».
Aux jolis crustacés et coquillages, ajoutons, qui l’eût cru, 
Bites pendantes, 
Couilles fripées, 
Chattes luisantes, 
Anus sombres, 
Seins gonflés,
car c’est de tout cela que sont fait les étés de Sophie Goettmann*, petite fille d’un riche industriel, brillant, naturiste et grand partouzeur. Les parents, drogués aux années Love Power, 68, libération sexuelle, vivent leur vie nus sous le regard des enfants qu’on force également à se déshabiller, et qui considèrent ces morceaux de viande sans comprendre, entendent ces couinements hystériques de femmes qu’on se passe de queue en queue et grandissent dans l’ignorance de leur propre corps, de sa part sacrée, jusqu’à devenir des adultes fracassés. C’est cette enfance sans viol, mais totalement incestuelle, que raconte Sophie dans son très beau et glaçant récit, Waterbed — un texte sans fard, sans crânerie sur une forme peu connue de très grande violence.

*Waterbed, récit, de Sophie Goettmann, aux éditions Plon. En librairie depuis le 13 avril 2023.

Sanction.

Voici un roman paru au temps du premier confinement et qui fut donc confiné dans ces endroits alors non-essentiels qu’on appelait librairies. Depuis, le temps a passé, on a pu enfin enterrer nos morts et les librairies ont rouvertes mais peu de gens ont pu ouvrir ce livre qui, comme tant d’autres, fut sanctionné par cette curieuse pandémie. Bref. Sanction* est l’étonnant premier roman de l’auteur de la magistrale pièce Le Syndrome de l’oiseau (qui valut à son interprète Sara Giraudeau le Molière 2023 de la meilleure actrice), un roman calibré pour faire un carton cinématographique outre-Manche (on imagine aisément Jan de Bont ou Michael Bay aux manettes) et qui traite, vous vous en doutez, de la fin du monde puisque c’est cette menace qui peut seule encore mobiliser les humains, les guerres en Ukraine, Soudan ou la pauvreté en France n’intéressant plus personne. 
Pierre-Tré-Hardy s’amuse donc beaucoup dans ce thriller qui file à deux cents à l’heure, il tue beaucoup de gens avec beaucoup d’imagination et persille ça et là son propos d’habiles réflexions sur l’usage que nous faisons de notre petite planète — prémonitoires puisqu’est arrivé le covid-19 et avec lui la mise en avant du Grand Égoïsme. Le temps a passé, il est temps de lever la sanction sur les livres qui ont été malmenés par la pandémie et de découvrir, notamment, cette histoire surprenante.

*Sanction, de Pierre-Tré-Hardy. Éditions Souffles Littéraires. En librairie fermées pendant le confinement et sur tablettes depuis.

Un couple, c’est ne faire qu’un, disait Guitry ; oui, mais lequel ?

Voici un roman* tragique. Non pas parce qu’il commence par la fin et se déroule en un grand flashback jusqu’au début, mais parce qu’il raconte une vie dont on n’imagine pas au début qu’elle soit celle-ci à la fin. Car c’est à la fin, donc au début, que l’histoire est belle. Comme toujours les rencontres. 
On est en 1955. Jules a 22 ans et tombe, le jour de son mariage, fou amoureux de l’amie de sa femme. Bien sûr, il écoutera son cœur, quittera sa jeune épousée et vivra soixante ans auprès de l’autre. La première tragédie donc, c’est que l’amour se fasse sur le dos d’une autre. La seconde, et qui hante tout le roman comme un fantôme, un obsédant acouphène, c’est que la vie que vit ce couple est bien loin de l’amoureuse violence du début et bascule, sombre même, dans une vie ordinaire, presque conforme, à la limite ennuyeuse, qui se maintient parfois, quand ce n’est pas à l’aide d’un psy, grâce la réminiscence des débuts, comme si le début justement justifiait la fin. Et c’est là, je trouve, toute l’audace tragique de ce roman vif, découenné : déconstruire le couple en donnant l’impression qu’il se construit. 
Il y a au début d’eux, donc à la fin du livre (page 162), une phrase absolument magnifique : Ils font l’amour, et l’amour les fait
Et le couple les défit.

*Un couple, de Éliette Abécassis, aux éditions Grasset. En librairie depuis le 29 mars 2023.

Qui tu liras jamais n’oublieras.

Il y a des livres qui sont plus grands qu’eux-mêmes, recèlent des merveilles d’écriture, d’érudition, de poésie et d’éloge de la littérature, parlent avec grâce de la transmigration des âmes et vous transportent dans des lieux inconnus de notre raison — L’Amour. Qui tu aimes jamais ne perdras* est l’un de ceux-là. Respect.

*Qui tu aimes jamais ne perdrasde Nathalie Bauer. Éditions Philippe Rey. En librairie depuis le 5 janvier 2023. Une grande lectrice en parle ici mieux que moi.

Célestine, Martine et Sophie.

Les années 60. Un petit village. Des gens simples. Une gamine adoptée, un don du ciel pour les parents, d’où le prénom de gratitude, Célestine.
Célestine grandit, Célestine possède ce qui rend les filles jalouses et les hommes affamés :  la beauté. La vraie. L’immense. Celle qu’on veut posséder pour soi ou à défaut, lacérer, pour que personne d’autre ne la possède jamais. Alors, oui, ça finit mal. Oui, ça bouscule.
Ce qui est surprenant dans ce premier roman*, c’est l’écriture de Sophie Wouters qui, au prétexte que l’histoire se passe dans cette France pré-pompidolienne, prend l’habit d’une fausse naïveté, une ingénuité presque, dont la Comtesse de Ségur était fort friande — on pense souvent à Sophie d’ailleurs et tous ses malheurs ; à l’innocence de la Martine de Marlier ; ainsi sous des airs aimables, derrière les mots de la grammaire de l’enfance, sourd la violence. Déchirante comme une foudre. Poignardeuse.
Ce livre qui a fait passer une nuit blanche à Amélie Nothomb** a d’abord été publié en Belgique et en Suisse chez 180° Éditions, où il connut un vrai succès puisqu’il se vendit à 6000 exemplaires (dans l’hexagone 1800 est un résultat correct pour un premier livre). Il vient d’être réédité chez Hervé Chopin, en France cette fois, pour espérer y trouver une plus large audience. C’est ce qu’on souhaite à Sophie Wouters parce qu’en ayant refermé son premier livre on a juste envie d’ouvrir son second.

*Célestine, de Sophie Wouters. Aux éditions 180° (2021) et Hervé Chopin (2023).
**Le bandeau de l’édition originale portait la citation suivante : Cette nuit, j’ai lu Célestine. Ton texte m’a bouleversée, je n’ai pu m’arrêter. Je te dois une nuit blanche. Et il était signé Amélie Nothomb.

Une vie.

Il y a des livres comme ça, qui ne paient pas de mine, n’ont pas de prétention littéraire, sont écrits par des gens qui ne cherchent ni la gloire ni dix lignes dans Le Monde des Livres ou Le Figaro Littéraire, qui sont souvent publiés avec les économies de leurs auteurs, des livres qu’on ne trouve pas toujours en librairie et puis un jour on vous en offre un et, curieux ou reconnaissant, vous vous mettez à le lire et découvrez une vie. Celle d’une femme en l’occurrence que vous pourriez croiser sans la voir, dans le métro ou un grand aérogare, sur un chemin de campagne ou accrochée à un ULM. Une vie parmi tant d’autres, mais soudain exceptionnelle par les amours vécues, les expériences, les voyages, les sommets népalais que l’on cherche à atteindre et l’on se rend compte que c’est soi qu’on a dépassé, un père important, des amis précieux, des traîtres parfois, les enfants adoptés qui se révèlent méchants et cruels, la tendresse malgré tout, et puis la chute de l’homme qu’on aime, son corps broyé et puis la vie seule, pleurer seule, se redresser seule, un jour revoir la lumière dans les mots d’un autre homme, bref ; il y a des livres inconnus d’inconnus qui méritent parfois d’être ouverts.

*Chant de terre et de ciel, de Marie-Odile Ducrest, Éditions Persée, 2013.