Archive | Bouquins.

Les Oubliés des vœux.

Les comfort polar (voici article ci-dessous), c’est comme les chocolats d’une boite. On en choisit un, on le déguste, et voilà qu’on se laisse tenter par un autre, au cas où il serait meilleur encore que le précédent, et un troisième encore, un quatrième peut-être, jusqu’à cette légère impression de nausée. J’en suis resté au second. 
Les Oubliés*, du grand John Grisham est un Grisham parfait. On y retrouve l’idéaliste désargenté contre les méchants nantis, comme dans La Firme, comme dans L’Affaire Pélican, comme dans tous ses livres qui font de lui la star littéraire mondiale qu’il est. Ici, inspiré par l’histoire vraie des « Centurions Ministries », on suit un petit groupe de défense des innocents dont certains sont incarcérés depuis 25 ans. On suit quelques affaires. On découvre ces oubliés de la justice et des hommes s’il n’y avait la ferveur de quelques-uns. C’est donc un livre authentiquement confortable et généreux, ce qui est parfait en cette fin d’année, à l’heure des vœux.
Et c’est justement, au moment où l’indécence mondovisionnelle autorise un président à embrasser, dans une étreinte de pieuvre, un joueur de football pour le consoler d’un « chagrin sans malheur », comme le qualifiait si justement Maxime Tandonnet, qu’il est urgent de penser aux vrais oubliés, ceux dont le chagrin est le malheur. 
Alors que cette nouvelle année soit celle qui laisse de la place aux autres. Le temps ici est court, ne l’offrons pas à l’infortune. Bonnes Fêtes à tous.

*Les Oubliés, de John Grisham, traduit par Dominique Defert. Éditions Lattès et Livre de Poche. En librairie depuis le 3 mars 2021 et au Poche depuis le 9 mars 2022.

Les Ténèbres et les calories.

Sans doute à cause de la température qui a brutalement chuté ces derniers jours, de l’envie de s’enfouir sous une couverture, de goûter un feu de cheminée, je me suis jeté sur le dernier polar de Michael Connelly, Les Ténèbres et la nuit*, exactement comme on se jette sur de la « comfort food ». J’ai découvert Connelly en 1993 avec l’époustouflant Égouts de Los Angeles. Et l’ai suivi les yeux fermés jusqu’au Poète (1997), qui marque une date dans le livre noir, comme Lawrence Block en avait tracé une autre avec Une danse aux abattoirs et, dans un registre plus impressionnant encore, Gregory Mcdonald avec l’inclassable The Brave (Rafael derniers jours, en français). Et puis je suis passé à autre chose.
Depuis 1997, Connelly a publié quarante romans — je passe les nouvelles et autres scénarii — et je suppose qu’on ne peut pas être extraordinaire à chaque fois. La preuve avec ce nouvel opus qui raconte une histoire cent fois racontée, celle de femmes sexuellement agressées et humiliées, enquête d’une flic et d’un ex-flic à la retraite, enquête qui patine à tel point que Connelly nous ressort le coup du promeneur de chien à minuit qui a tout vu et qui, du coup, débloque l’affaire, bref 450 pages bien longues, avec ce qu’il faut d’actualité pour la contemporanéité du propos : un peu de siège du Capitole, un peu de woke, un peu de cancel, et nous voilà repus. Au fond, j’ai eu ce que je voulais. Un « comfort polar » comme la « comfort food » que j’évoquais ci-dessus. On sait qu’on ne devrait pas, mais c’est quand même bon, et quand on l’a finie, on se dit qu’on n’aurait quand même pas dû, parce que c’était un peu lourd, mais on avait envie de ça aussi. Bref, la pataphysique de Boris Vian n’est pas bien loin.

*Les Ténèbres et la nuit, de Michael Connelly, traduit par Robert Pépin. Éditions Calmann-Lévy. En librairie depuis le 7 septembre 2022. 

L’amour au temps de la guerre civile.

Voici un bon gros roman romanesque comme étaient romanesques Autant en emporte le vent et Sarah et le lieutenant français, à savoir une histoire d’amour sur fond de tragédie de l’Histoire — ici la guerre civile espagnole suivie de la Première Guerre mondiale.
Voilà Juan (jeune cuisinier andalou) qui tombe amoureux d’Encarnación, la maîtresse (danseuse de flamenco) de son maître Ignacio, (torero maestro, habit de lumières et prince de la banderille). La belle reçoit tout ce que l’Espagne compte d’esprits brillants, d’artistes sanguins ou désespérés, Pablo P., Salvador D., Frederico G.L. et tous les autres, et le cuistot cuistote. Parfois, après la fête, elle le retrouve dans la cuisine, leurs doigts se frôlent un dixième de seconde, le cœur de Juan s’emballe mais celui de la maîtresse ne le rejoint jamais. 
Et voici que les armes grondent, que les républicains ont affaire à une droite très dure, dirigée par un certain Franco. On pille, on viole, on fusille. Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue, écrira plus tard Aragon à propos de la mort de Frederico Garcia Lorca. Et comme dans tout roman romanesque qui se respecte, voilà Juan séparé de son espérance, désœuvré puis engagé auprès d’un certain Jean Moulin, livraison d’armes en Espagne, résistant avant l’heure. La Grande Histoire passe, les hommes trépassent ; l’amour de Juan le consume toujours, les nouvelles d’Encarnación ne sont pas bonnes : elle est amoureuse d’un autre, encore, toujours un autre, enceinte cette fois-ci, vivant à New York, cette ville si sale dont Juan ne comprend pas qu’elle puisse être un rêve. 
C’est cette longue histoire d’amour et de feu que raconte à Paris un Juan de 89 ans à un ami — Juan, dont la belle est toujours solidement ancrée dans le cœur. Qu’est-elle devenue ? lui demande alors l’ami. Mais à l’opposé de tout roman romanesque qui se respecte, la fin chamboule tout parce qu’ici, dans l’eau de rose, flottent des épines. 

*Les sacrifiés, de Sylvie Le Bihan. Éditions Denoël. En librairie depuis le 24 août 2022.

Le triomphe de la jubilation.

Simon est un dentiste old school, juif sans synagogue ni papillottes, en fin de vie, une vie qu’il n’arrive pas à lâcher. Paul est le fils anatomopathologiste de Simon, un bon fils qui dérobe quelques doses de d’Hypnovel à l’hôpital pour les distiller dans la veine de son père. Et paf le père, comme disait la blague à propos du chien.
Paul n’a pas été circoncis car son père voulait l’épargner d’éventuelles future rafles. Ce petit bout de chair le hante, trouble l’idée des origines, de l’identité même. Mais là n’est pas vraiment le problème. Le problème c’est que Paul invite sa maîtresse à l’enterrement du papet, qu’il lorgne la croupe de sa jeune assistante, prend sa femme en rêvant d’une autre ; le prépuce en question se balade donc un peu partout, mais le cœur de Paul reste en capilotade. La trajectoire du livre nous mène jusqu’aux funérailles de Simon et l’aveu de la culpabilité meurtrière de Paul. Mais encore une fois, ce n’est pas vraiment le problème.
Tout cette histoire n’est qu’un prétexte à Philippe B. Grimbert pour écrire. Mais attention, pas juste écrire une histoire. Écrire la jubilation d’écrire. Écrire les mots pour les tordre, les associer jusqu’à leur donner une saveur nouvelle et surtout parvenir à cette chose très rare en littérature : l’humour. Le mordant. Le bien vu. PG Wodehouse y parvenait admirablement en son temps. Woody Allen aussi, avant qu’il ne découvre Bergman. Et enfin Philippe B. Grimbert. C’est tellement précieux que ça mérite d’être lu, tout livre cessant.

*La revanche du prépuce, de Philippe B. Grimbert, aux éditions Le Dilettante. En librairie depuis le 22 août 2022. Prix Alexandre Vialatte 2022.

Rire jaune.

L’an dernier sont parus deux romans traitant peu ou prou du même sujet. À savoir des femmes indiennes qui prennent les armes pour sauver l’une d’entre elles, en l’occurrence un petite fille prise par un homme charmé par sa pureté — on va le litoter ainsi. Le premier m’avait paru un peu fabriqué, il s’agissait du Cerf-Volant* de Laetitia Colombani ; le second**, que je viens de découvrir, m’a enchanté. Il est l’œuvre d’une certaine Ananda Devi, poétesse m’apprend la page « Du même auteur » et romancière reconnue, m’informe la quatrième de couverture. 
L’histoire du Rire des déesses est simple. Nous sommes en Inde. Il existe une rue appelée La Ruelle ; c’est la rue des prostituées et des hijras, ces femmes rejetées pour être nées dans le corps d’un homme (passages bouleversants au demeurant) ; c’est aussi la rue où grandit Chinti, dix ans, « Une rare perfection, destinée à ne durer qu’une saison, à peine le temps de s’épanouir. Bientôt, tous fondront dessus », est-elle portraiturée page 100. L’un des clients de sa mère, homme de Dieu corrompu (qui ne l’est pas quand il a du pouvoir sur les âmes ?), s’entiche de la gamine et la vole. Les femmes de la Ruelle se lèvent, marchent sur Bénarès où est emmenée Chinti. Ce sont elles les déesses du titre et leur rire est un cri de guerre.
Ce qui est de toute beauté dans ce livre, c’est l’écriture d’Ananda Devi. Cet art de poser les mots comme de la poésie, de dépasser la narration romanesque pour parler à une part de nous endormie. Ce n’est plus l’Inde qui compte, la cendre des morts, la misère, c’est notre place de pourceau d’Épicure dans ce monde qui est interpellée, malmenée. Et avec quel talent. « Pataugez bien dans ma matière, écrit-elle page 185, dans ce que je vous laisse de mon corps. C’est là mon choix ». Magnifique.

*Le cerf-Volantde Laetitia Colombani. Aux éditions Grasset. En librairie depuis le 9 juin 2021. Et au Livre de Poche depuis le 25 mai 2022.
**Le rire des déesses, d’Ananda Devi. Publié chez Grasset. En librairie depuis le 1er septembre 2021. Prix Femina des Lycéens.

« C’est pour mieux te manger, mon enfant. »

Une jeune femme, écrivain en l’occurrence, découvre un jour que l’une de ses cousines a été assassinée trente ans plus tôt à Annemasse. Elle se prénommait Sophie et elle avait neuf ans. Mais personne de sa famille, au grand jamais, ne lui avait parlé de ce crime — un silence qui dès lors légitime tous les doutes, les interrogations, la méfiance. Cette jeune femme, c’est Héloïse. Héloïse Guay de Bellissen, que j’ai eu la joie de rencontrer à la Fête du Livre de Hyères en mai dernier. J’ai découvert une femme sensible, entière, intègre. Nous déjeunions tranquillement lorsqu’elle m’a raconté cette histoire. Son histoire, finalement. Elle en a fait ce livre, Dans le ventre du loup*. Elle en a fait un conte cruel, un conte sanglant, un conte brillant. Court chapitre après court chapitre, elle retourne au lieu du crime, aux lieux des silences ; elle se retourne sur la petite cousine assassinée par Gilles de Vallière, dit Le monstre d’Annemasse et nous trace, d’une plume exceptionnelle, le parcours de ces deux enfants devenus victime pour l’un, coupable pour l’autre. C’est le Petit chaperon rouge revisité à l’encre carmin d’un terrible fait divers. Un livre passionnant, tragique, flamboyant.

*Dans le ventre du loup, de Héloïse Guay de Bellissen, aux éditions Flammarion. En librairie depuis le 7 février 2018.

Du chaud et du froid.

Même si j’avais souvent vu son nom d’alors, Lorette Nobécourt, sur plusieurs ouvrages publiés chez Grasset, je n’avais jamais rien lu de Laurence Nobécourt. Ceci dit, on ne peut pas tout lire.
Et voici qu’on m’a offert Le chagrin des origines* — bienveillant présent subséquent, je suppose, à la parution de mon Enfant réparé, car tous deux traitent de l’écriture en tant qu’elle peut, ainsi que le prétend le bandeau de celui-ci : « Sauver la vie ».
Je ne sais pas si écrire sauve la vie ; certainement aide-t-elle à survivre.
Le livre de Laurence est dense, singulier, truffé de citations dont bon nombre d’elle-même, divisé en courts chapitres autour d’un mot ou d’un sentiment, tous reliés entre eux par son besoin d’écriture depuis son plus jeune âge, une écriture comme une armoire d’abord, dans laquelle se réfugier, puis un miroir, puis un mouroir, puis enfin une lumière afin, justement, de sauver sa vie. Car Laurence, apprend-t-on, a souffert d’un terrible eczéma pendant plus de quarante ans, a été diagnostiquée bipolaire, s’est adonnée, écrit-elle, à la boisson, a « haï, aimé, trahi, méprisé, détruit, volé, abusé, jugé, éconduit « (page 200), avant de trouver dans l’écriture et la Foi la force de rester en vie. 
Elle cite alors souvent les Écritures et je la comprends.
C’est un livre bouleversant mais qui, paradoxalement, ne m’a pas bouleversé — sans doute parce que je n’ai pas eu peur pour elle, pas eu froid pour elle, pas pleuré pour moi. Si ces livres de l’intime ne me tisonnent pas le ventre, je leur en veux un peu. La faute à mon cœur d’artichaut sans doute. 
Pourtant, je vous incite à le lire car il est une merveilleuse plongée dans la nécessité de l’écriture, qui n’a rien à voir, écrit-elle, avec celle d’un livre publié ; mais surtout car il contient cette formidable phrase que lui lâche sa mère, page 165 : « Tes livres m’ont blessée, mais je te remercie de les avoir écrits ».
Et ça, ça m’a bouleversé.

*Le chagrin des origines, de Laurence Nobécourt, aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 4 septembre 2019.
PS 1. Son atelier d’écriture dont on me dit le plus grand bien : http://laurencenobecourt.com/?page_id=2977
PS 2. Page 206, Laurence publie ce texte de Charlotte Delbo, publié 25 ans après être revenue des camps. Pour ça, merci.

Vive le vent ! Vive le vent !

On connaissait les romans écrits d’après une histoire vraie, ou inspirés par un fait divers, ou encore fabriqués à quatre mains, en voici un* écrit d’après une idée d’un autre, en l’occurrence de Jack Koch, lequel raconta à Amélie Antoine une histoire de maisons abandonnées qui l’obsédait, et celle-ci l’écrivit. Et donc l’inventa.
Ainsi est né Aux quatre vents, un bon gros roman (435 pages** en corps 12 ou 13) qui raconte un paisible village du nord de la France dans les années 80 où les maisons sont mystérieusement achetées les unes après les autres avant d’être défaites de leurs portes et fenêtres et être ainsi ouvertes à tous les vents — Aux quatre vents pour être précis. L’enquête, puisqu’il y a un indéniable parfum de suspense dans la première partie du livre, nous entraîne dans le passé sombre du village aux heures peu glorieuses de la Seconde guerre, quand triomphait la lâcheté de certains français. C’est donc là, dans le passé que se trouve, comme souvent, l’explication du malheur du jour.
Amélie Antoine se balade avec brio dans ces deux époques pour nous offrir à l’arrivé un gros roman romanesque (ce qui fait du bien en cette période si terre à terre), à lire comme on regarde une série télé, vous savez, celles dont on aime l’atmosphère, les personnages, une certaine noirceur et surtout une fin avec de l’allure.

*Aux quatre vents, d’Amélie Antoine. XO Éditions. En librairie depuis le 13 octobre 2022.
**448 d’après l’éditeur, qui compte les pages de garde.