Archive | Bouquins.

À l’adresse du bonheur.

Il est des restaurants où l’on se sent fort bien, où l’on est toujours bien accueilli, où le menu, que l’on connaît et qui est l’une des raisons de notre fidélité, est de qualité et réserve parfois une surprise au dessert et, lorsque vient l’addition — oh pas bien élevée dans ce cas, on parle de 20 euros — on se dit que décidément on a été fort bien traité.
Voici le nouveau roman* de Lorraine Fouchet, fidèle aux précédents, qui nous régale avec sa formule d’une famille toujours un peu déglinguée qui se retrouve sur l’île de Groix (la fameuse Adresse du bonheur) à l’occasion d’une fête, d’un décès, en l’occurrence de l’anniversaire d’une grand-mère et qui, à la faveur de cette réunion, va régler ses problèmes pour nous offrir le dessert du Chef, doux et sucré : celui de la réconciliation. Il y a en anglais une expression, comfort food, inélégamment traduite par « nourriture de confort » mais qui s’adapterait très bien au livre de Lorraine. Un livre qui réconforte. Comme un bon repas entre amis, vous savez, celui où l’on s’est régalé et qui a duré des heures sans que l’on n’ait jamais vu le temps passer.

*À l’adresse du bonheur, de Lorraine Fouchet. Éditions Héloïse d’Ormesson. En librairie le 3 mars 2022.

Les ailes collées.

Bien sûr, il y a quelque chose de glaçant dans le titre du troisième roman* de Sophie de Baere, quelque chose de l’ordre du petit psychopathe qui épingle vivants les papillons, leur arrache les ailes, dissèque un hamster, brûle un jour un chat et plus tard s’attaque à ses frères humains. Car au-delà de l’histoire d’amitié amoureuse de Paul, le personnage principal du livre, avec Joseph, puis d’amour, c’est bien de la cruauté des autres dont il s’agit ici, de la violence des camarades de cours d’école qui peut casser en deux, donner des envies de noyades. Toujours la même sordide histoire où le bonheur des uns, quel qu’il soit, fait la méchanceté des autres. Toujours ce même besoin d’un martyr sacrificiel pour que la société des minables tienne debout. 
Avec son nouveau texte, flamboyant à son habitude, Sophie met le feu à la morale des imbéciles et fait s’envoler très haut les cœurs de ceux qui s’aiment. Vertigineux.

*Les ailes collées, de Sophie de Baere. Éditons JC Lattès. En librairie depuis le 2 février 2022. Prix Maisons de La Presse 2022.

La carte postale.

Voici* l’un des gros succès en librairie de la dernière rentrée littéraire (désolé de lire à contretemps, mais il y eut à l’automne dernier tant et tant papiers sur lui et sur celui que fit dans Le Monde Camille Laurens pour le dézinguer au profit des Enfants de Cadillac, vaguement sur le même sujet dit-on, lui aussi sur la liste du Goncourt 2021, écrit par François Noudelman qui est le « compagnon » de Laurens — et après on répète à hue et à dia que la République des Lettres, elle, est incorruptible, blablabla. Bref.)
La Carte postale raconte l’histoire (vraie) d’une carte envoyée en 2003 à son ou sa destinataire avec au dos une liste de quatre prénoms. Ephraïm, Emma, Noemie, Jacques. Près de 20 ans plus tard, Anne Berest (petite-fille de ce mystérieux M. Bouveris) délivre avec un très grand talent d’écrivain son enquête haletante qui la conduira à découvrir l’auteur de la carte mais surtout lui permettra de remonter le cours de la vie de ses grands-parents, oncles, tantes, gazés dans les camps. Bien sûr on n’échappe pas aux pages déjà lues, aux scènes déjà vues, aux histoires déjà entendues, mais à l’heure où meurent les derniers survivants, disparaissent les derniers témoins directs de cette effarante histoire de l’humanité, il est nécessaire que de tels livres s’écrivent encore. 
Mais voilà qu’à ces odyssées de l’horreur, à son indélivrance possible, j’ai aussi aimé ces quelques pages absolument merveilleuses qui narrent non pas ce ménage à trois, mais ce désir à trois, qui va lier à jamais les authentiques héros de cette histoire : ceux qui ont survécu et ont pu la transmettre.

*La carte postale, d’Anne Berest. Édition Grasset, collection Blanche, dirigée par Martine Saada. En librairie depuis le 18 août 2021. Prix Renaudot des Lycées 2021. Nota Bene : Dans son livre, Anne Berest s’interroge sur l’identité juive aujourd’hui et je ne peux pas ne pas vous renvoyer à la magistrale réponse de Michel Persitz dans son admirable Juif de Personne (Lattès, 2019).

Joyeux anniversaire.

Voilà dix ans, jour pour jour, paraissait La Liste de mes envies. 
Bon anniversaire et merci à tous les aventuriers de cette magnifique odyssée qui m’ont permis de réaliser quelques envies.

Les mots ont la parole.

Bien que je ne sois ici pas trop du genre à la ramener à propos de mes propres livres, je voudrais exceptionnellement partager mon immense émotion à avoir enregistré L’Enfant réparé*pour Audilolib. Pas un instant je n’avais imaginé en être le lecteur — il faut pour cela des qualités de comédiens que je ne possède pas — et en même temps, j’appréhendais le fait d’entendre quelqu’un d’autre dire ce je. Dire cet intime. Dire mon corps abîmé. Abusé. Dire la chambre de l’avenue de Verdun. Dire les bras de ma mère qui me repoussaient pour dire qu’ils m’aimaient. Dire cette odyssée d’un demi-siècle, ces livres qui me permettront de retrouver cet enfant, de le réparer. Dire ce naufrage. Dire ce sauvetage.
Alors un après-midi d’automne dernier, j’ai fait un essai de voix comme on dit, chez Quali’sons à Paris, un petit studio comme on n’en fait plus — un vrai truc, quoi. 
Je m’étais préparé. J’avais réécouté ces formidables acteurs qui avaient lu mes livres jusqu’ici et, comme eux, je m’apprêtais à lire posément, à bien articuler, à respecter les ponctuations, à ne pas trop jouer le texte. Juste le lire bien. Le dire bien. Ce que je fis. 
Je lus les trois premiers chapitres puis l’ingénieur du son m’arrêta. C’est bien, dit-il, c’est même très bien. Très professionnel. Très juste. Je soupirai. Rassuré. Mais, ajouta-t-il, mais ce que je voudrais, c’est que tu le lises comme tu l’as écrit. J’ai encaissé. J’ai recommencé à lire. Avec mon ventre cette fois, mes brûlures et les larmes qui les étouffent et j’ai vu, au-delà de mon micro, à travers la vitre qui me séparaient d’eux, Jean-Paul Palmyre, l’ingénieur du son, et Claire Jeantet, mon éditrice Audiolib, se regarder et leurs yeux parlaient. J’ai alors su que je lirai mon livre, qu’il y aurait des imperfections, des sanglots à la place des points, des mots mangés, des phrases pleurées ; je sus à cet instant que L’Enfant réparé aurait ma musique. Voilà. Je voulais partager cela avec vous. Vous dire que cette lecture a été pour moi bouleversante et que je rêve qu’elle vous embrase, désormais.

*L’Enfant réparé, éditions Audiolib. Disponible à partir du 19 janvier 2022. Et toujours chez Grasset depuis septembre 2021.

Dites-leur que je les aime.

Vingt ans déjà et, écrit Mitchell Zuckoff dans son avant-propos, désormais toute une génération qui n’a pas vécue le 11 septembre. Qui n’a pas vue la sanglante bascule dans le 21ème siècle. Pas vue la tête de merlan frit de Bush Jr quand il apprend que le vol 11 d’American a percuté la tour Nord du World Trade Center. Pas suivie le début d’une guerre sans fin. Mille milliards de dollars réduits en poussière du désert. Qui n’a pas appris que si des milliers de victimes sont mortes atrocement, « un peuple de héros s’est levé ». Des héros ordinaires. Des coursiers. Des employés. Des doormen. Des femmes fluettes qui ont soudain levé des montagnes et des montagnes de muscles qui se sont effondrées. Les gars du NYPD. Les passagers du vol 93 qui visait le Capitole ou la Maison Blanche, qui se sont révoltés, battus, jusqu’à faire s’écraser l’avion dans un champ de Pennsylvanie. Des centaines de gens qui allaient mourir, dans les tours, les avions, et qui ont tous dit, tous supplié de dire à leur interlocuteur, un flic, une secrétaire, ou leur femme, leur mari, Dites-leur que je les aime, juste ça, ces mots-là, ces derniers mots, les plus importants, Dites à ma femme que je l’aime, dites-le à ma mère, dites à mes enfants que je les aime, les derniers mots des mourants du 11 septembre sont des mots d’amour, pas des mots de haine ni de colère, juste ça, Dites-leur que je les aime ; et c’est ce qui est absolument bouleversant dans ce livre unique, indispensable de Mitchell Zuckoff, journaliste à Boston, qui délivre ici, et il insiste là-dessus, une œuvre de pure non-fiction, c’est-à-dire que rien qui y est écrit n’est inventé ou interprété. Le jour où les anges ont pleuré est une hallucinante reconstitution de la vérité humaine de ce jour-là, des rêves et des peurs de ces hommes et ces femmes, les disparus comme les survivants, les victimes comme les terroristes. C’est une somme colossale de l’esprit et du cœur humain. Un livre de feu, de sang et d’espoir. Car, outre mes larmes, jaillies ici et là, en croisant Marilyn ou Mossa, Jay ou Andy, il me reste à jamais ces vies-là, fondues en moi, celles de mes frères et sœurs humains — qui donnent un sens à la vie.

*Le jour où les anges ont pleuré, L’histoire vraie du 11 septembre, de Mitchell Zuckoff. Avec une très belle préface de Marc Trévidic. Aux éditions Flammarion. En librairie depuis le 25 août 2021.

Les mots de mon père.

Et voilà que l’année s’achève avec le récit que m’a envoyé un lecteur, poète et ami, en potion, précise-t-il, contre le mal que mon propre père m’a fait — le récit* de Jacques Boulerice dans lequel, en 51 courts chapitres racontés au vieux Mikey, canasson de son état, il narre la façon dont les mots de son père ont fait de lui le grand poète québécois qu’il est aujourd’hui. 
Il y avait quelque chose de tout à fait revigorant pour moi à lire enfin, après mes orages, de merveilleux souvenirs d’un homme et de son père, une enfance sans ombres, sans épines, une enfance où les mots s’échangent comme des sourires, font grandir, aimer le monde et les hommes qui le peuplent. Les Mots de mon père, dont chaque chapitre est illustré « à la serpe » par Mathias Lessard, ouvrier de la mine, est le très beau récit d’une transmission réussie, celle qui consiste à donner précisément à l’autre ce qu’il lui faut pour se trouver, être heureux et continuer à adresser ce que les mots portent de meilleur et surtout d’immense.
Que cette nouvelle année, mes amis, soit celle de la poésie, de la beauté et du goût de l’autre.

*Les Mots de mon père, de Jacques Boulerice, illustrations de Mathias Lessard. Éditions Fides. En librairie (au Canada) et on line (en France) depuis le 6 octobre 2021. Un immense merci à Denis Boudrias pour cette potion.

Hiatus.

Voici un titre qui laisserait penser à un roman d’un féminisme militant, où tout au moins, dans cet air du temps anti-mâles — entendons gros cons —, or c’est tout le contraire qui nous attend à l’intérieur de ce livre puisqu’il s’agit de la lente guérison d’une femme que les doigts puants, plus tard le sexe dégueulasse d’un oncle, a très tôt souillée et qui, depuis, est incapable d’aimer. Il y a quelque chose de curieux à découvrir ce premier roman (que m’a envoyé son auteur, merci) en ce jour de Noël, puisque s’il possède déjà la promesse d’un vrai écrivain, il recèle aussi la possibilité d’un conte (nous sommes semble-t-il dans un roman) et à ce titre une puissante universalité. Car une fois encore, ici, comme le soulignait Sartre, Aimer c’est vouloir être aimé et la puissance triste que met Ève à l’être est bouleversante. 
Je ne crois pas que Élodie Dupuis ait innocemment choisi d’ainsi prénommer son héroïne ; Ève, la première femme, celle que la Genèse (2 :21-23) définit ainsi : On l’appellera femme parce qu’elle a été prise de l’homme et il est temps, justement, qu’on l’en délivre. Voilà l’un des plus beaux vœu pour l’année qui vient.

*Délivrée du mâle, de Élodie Dupuis. Éditions Anne Carrière. En librairie depuis le 19 novembre 2021.