Archive | Bouquins.

Un gamin de 70 balais.

Un été rue des Saints-Pères (7/9). Au vu d’une ligne dans les remerciements : « À Jean-Paul Enthoven qui m’a incité avec amitié à oser me raconter enfin à la première personne » on suppose que le mot roman qui figure sur la couverture de La Vie de famille* est une argutie commerciale, tout comme le mot Nouveau dont on m’avait très tôt, dans la réclame, appris la valeur d’appel. Considérons donc ce livre comme un récit, et c’est justement parce que c’est un récit qu’il est tout à fait extraordinaire. Par l’écriture d’abord. Joyeuse, débordante, tumultueuse, jubilatoire, drolatique parfois, poignante à d’autres. Roegiers n’écrit pas, il chante, il vole et nous envole. Par les deux grands portraits ensuite qui composent son récit, celui de sa mère, celui de son père. Ah, sa mère. Il dézingue à tout va, griffe, fouette, emballe, claque, vitupère, langue de vipère, on est bien loin de la dégoulinade rose bonbon de la maman d’Albert Cohen dans son livre mausolée, on est ici dans la chair même d’un chagrin immense qui se traduit en colère laquelle est toujours un cri d’espérance. Et puis son père. Ah, son père. Cinquante ans d’amour avec sa femme et une fin de vie riquiqui, dans un studio d’étudiant, petit homme seul, ratatiné, qui perd la boule mais reste élégant jusqu’au bout des doigts. Je n’avais pas lu un portrait aussi poignant sur un père, sur l’étiolement, la disparition et j’ai refermé le bouquin en pensant que c’était pathétique la fin d’une vie et qu’on avait intérêt à sacrément en profiter puisqu’il ne reste rien. Rien que la douleur des enfants. Parfois un livre. D’un gamin de 70 ans.

*La vie de famille, de Patrick Roegiers. Chez Grasset, éditeur à Paris, sis rue des Saints-Pères. En librairie depuis le 15 janvier 2020.
Une joliesse, page 67, qui n’a rien à voir : « Les chansons durent trois minutes, on s’en rappelle toute la vie ».

Écrivain avant de le devenir.

Un été rue des Saints-Pères (6/9). Dans Interiors (1978), de Woody Allen, il y a une scène où deux sœurs, par l’une des fenêtres d’étage regardent la troisième arriver et l’une demande à l’autre où en est la troisième de son art et l’autre répond (de mémoire): Elle en a les affres, mais pas le talent. Ces affres, c’est ce qui très tôt gangrène Oscar Coop-Phane (nom fabriqué par son anglais grand-père Coope, réduit à Coop, auquel il adjoignit Phane, le nom de l’amant de sa femme — page 69) qui décide à l’adolescence de devenir écrivain, lorgne* alors vers Le Feu follet de Drieu et se fabrique un costard digne d’Alain Leroy (sublime Maurice Ronet dans le film), nuits d’ivresses, tout y passe, alcools clairs, dorés, sombres, kétamine, cocaïne, speed, GHB et j’en passe, couche avec toutes les filles qui passent, n’en reconnait pas certaines une heure après le coup de reins, accouche de trois romans refusés, cherche la femme de sa vie comme une aiguille dans une botte de foin et finit par pondre un premier roman** à 24 ans, Prix de Flore, et voilà enfin le talent, contrairement à cette pauvre sœur dans le film d’Allen. Le vrai talent. Celui d’un authentique écrivain, même si écrire ne nourrit pas son homme ni la femme de sa vie ni leur fille. Mais ça nourrit les affres. 
Morceaux cachés d’une chose*** est un très beau livre sur une idée fixe, « le sentiment de ne jamais pouvoir libérer son esprit d’une obsession » (page 145), laquelle nous a donné ce formidable écrivain. Il n’a que 33 ans. Et c’est sacrément excitant de penser à tous les livres qu’il lui reste à écrire, et nous à découvrir.

*«J’avais commencé à penser à une réécriture du Feu follet, puis plus rien » (page 39).
**Zénith-Hôtel, d’Oscar Coop-Phane. Éditions Finitude (2012).
***Morceaux cassés d’une chose, chez Grasset, éditeur sis rue des Saints-Pères à Paris. En librairie depuis le 15 janvier 2020.

Le petit livre jaune.

Un été rue des Saints-Pères (5/9). Voici un livre* qui n’a de roman, je suppose, que le personnage principal d’Étienne Dardel (comme dard, darder, qui darde, qui pique), lanceur d’alerte de son état, double littéraire de David Dufresne, journaliste bien connu des services de police pour avoir fréquemment enquêté sur eux et leurs méthodes et qui nous livre ici un récit (comme on livre un coupable) sur les exactions policières au temps des Gilets Jaunes. Pour avoir moi-même raconté ces gars des ronds-points dans un roman cette fois**, je ne peux que me réjouir qu’un type aussi renseigné que Dufresne viennent mettre ses pattes dans ce bourbier car il ne faudrait pas qu’on oublie la violence dont a été capable l’État durant de longs mois – précisément l’usage excessif de la violence, dénoncée par l’ONU, tout comme les nasses, jugées illégales par le Conseil d’État –, qu’on n’oublie pas le mépris des gouvernants pour les mecs qui clopent et roulent en diesel, les Gaulois réfractaires, les 60 millions de procureurs,  qu’on n’oublie pas cette répression démesurée qui a laissé un grand nombre d’éborgnés, de mutilés et de morts, dont la malheureuse Zineb Redouane, 80 ans, à cause d’une grenade lacrymogène reçue à la tête alors qu’elle fermait ses volets. 
Dernière sommation est la sommation faite à notre mémoire. N’oublions jamais ce qu’ils ont fait – eux, aujourd’hui si prompts à dégainer l’Ausweis de sinistre mémoire au moindre souci d’autorité.

*Dernière sommation, de David Dufresne. Éditions Grasset, éditeur à Paris, rue des Saints-Pères. En librairie depuis le 2 octobre 2019
**Un jour viendra couleurs d’orange, Grasset (2020), Livre de Poche (2021).

Roman(tique).

Un été rue des Saints-Pères (4/9). Le titre annonce la couleur. La chromie de la couverture, la douceur de vivre. Et les deux silhouettes au loin, les pieds dans l’eau, l’amour. C’est oublier le curieux et discret sous-titre en page 5 : N’obéir à personne, pas même à la réalité. Ainsi donc, on devine que ces jours heureux sont davantage une promesse qu’une réalité et c’est là l’immense romantisme du nouveau roman d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre : nous faire penser au bonheur dans les jours de malheur. 
Voici donc l’histoire d’Oscar, fils de, en vérité du couple « le plus célèbre du cinéma », un temps amant de la maîtresse de son père, amoureux d’une autre qui au début ne l’attire pas (on pense à l’Aurélien d’Aragon), scénariste et tutti quanti, qui nous raconte une bonne partie de sa vie d’adulte, entre femmes brillantes, hommes désenchantés, monde clinquant, films engagés, amours contrariées, amitiés bancales, désir du désir, etc. 
Les Jours Heureux peut faire penser à un journal, avec ses états d’âme et ses petites espérances, sans les niaiseries adolescentes. À un film de Lelouch, à l’époque de ses grands crus, un peu d’Un homme et une femme, beaucoup des Uns et les autres. À la tragédie des amants du Lutetia. À un de ces sacrés bons romans, épais, à la bonne main, qu’on emporte dans un train, sur une plage, dans le calme d’une nuit qui s’annonce et avec lequel on sait qu’on passera un formidable moment. Car c’est aussi cela, la littérature. Une évasion sans fracas.

*Les jours heureux. D’Adélaïde de Clermont-Tonnerre. Chez Grasset, éditeur sis rue des Saints-Pères à Paris. En libraire depuis le 5 mai 2021.

Un livre audio.

Un été rue des Saints-Pères (3/9). Voici un livre* écrit au dictaphone, selon son auteur, « Ces lignes, je suis en train de les dicter à un dictaphone », dicte-t-il page 151, comme pour s’excuser à l’avance de ne savoir écrire. « Je ne me sentais pas écrivain », dicte-t-il encore, page 69. Mais on n’en voudra pas à Thomas Lilti, médecin de qualité devenu réalisateur incontesté de n’avoir pas toutes les cordes à son arc d’autant qu’à la lecture de son livre (une vingtaine de chroniques dans lesquelles, à la faveur de l’arrêt du tournage de la Saison 2 d’Hippocrate et de son engagement comme bénévole à l’hôpital,) il s’interroge sur sa vocation d’écrivain, celle de cinéaste et surtout, me semble-t-il, celle de fils. Car c’est là toute la beauté de ce qu’il a confié au dictaphone – et sans doute la parole est-elle ici plus légère que l’écrit, les interstices analytiques plus fréquents et autorisent des confidences plus spontanées –, à savoir l’admiration qu’il a pour sa mère, écrivain qui n’a jamais été publiée et à laquelle sans doute il ne veut pas faire d’ombre en étant lui-même écrivain. D’où ce livre qui n’est pas écrit, ce qui en fait un objet fragile et beau, presqu’improbable. Une délicatesse.

*Serment, de Thomas Lilti. Chez Grasset, éditeur à paris, sis rue des Saints-Pères. En librairie depuis le 20 janvier 2021.
PS. Découvert cette scène terrible avec l’acteur Jacques Villeret, page 58, dont Lilti se défend du secret médical au titre que « tout le monde à l’hôpital savait que l’acteur était dans cet état-là. » J’eus préféré garder de l’homme, je l’avoue, la scène hilarante où il découvre des semelles de fromage dans ses grolles, dans le film Bête mais discipliné. Mais bon. 

Jetez-moi aux chiens, aux hommes et aux tabloïds.

Un été rue des Saints-Pères (2/9). En 2010, à Bristol en Angleterre, Christopher Jefferies était accusé d’avoir étranglé sa voisine Joanna Yeates quelques jours avant Noël. Le voici aussitôt devenu le monstre à lyncher, le fauve des tabloïds. D’anciens lycéens témoignèrent contre lui. On lui reprocha ses goûts élitistes, « En plus, il lit des livres ». Les torchons anglais se mélangent facilement avec les serviettes de l’injure et du mépris. Voilà Jefferies condamné, assassiné par la presse et innocenté par la vérité. C’est sans doute ce fait divers qui a inspiré Patrick McGuinness pour son second roman, Jetez-moi aux chiens*, une sorte de vrai-faux polar emmené par deux policiers, Gary et Anders, où un vieux professeur est accusé d’avoir occis sa jeune voisine. Et là, comme dans la vraie vie anglaise, c’est le déchaînement des médias qui est l’enjeu du livre, le lieu des réflexions (parfois mélancoliques, parfois drôles – so bristish, en fait) de McGuinness sur ce monde qui se repaît de rumeurs, de chairs, fraîches ou faisandées, mais de chairs. Ces tabloïds d’outre-Manche sont nos chers réseaux sociaux d’aujourd’hui. Le constat de leur toxicité n’est pas nouveau mais une fois encore glace le sang.

*Jetez-moi aux chiens, de Patrick McGuinness. Traduit par Karine Lalechère. Chez Grasset, éditeur sis rue des Saints-Pères, à Paris. En librairie depuis le 15 janvier 2020.

Black Mirror, épisode 23.

Un été rue des Saints-Pères (1/9). Philippe Grimbert, élégant psychanalyste et écrivain à succès, nous revient* sous les traits de Paul, psychanalyste et écrivain à succès sur le deuil. Sa femme Irène, poète dépressive, écrit de beaux poèmes dépressifs depuis que tous deux ont perdu l’un de leurs deux enfants. Ils sont désormais grands parents, goûtent à la lenteur des choses, à la solitude des retrouvailles à deux. Mais voilà que la dépression d’Irène est la plus forte et qu’elle se tue en voiture à l’endroit même où ses propres parents ont péri. 
Lors d’une conférence qu’il donne sur le deuil, Paul rencontre un curieux bonhomme qui lui propose de dialoguer avec Irène. En fait, c’est là que l’épisode (digne d’un des meilleurs de ceux de Back Mirror) commence, quand est prêt l’avatar d’Irène avec qui Paul a rendez-vous chaque soir pour papoter. 
Au début, c’est charmant. Irène minaude, sourit, prend de ses nouvelles, donne peu des siennes, « Je n’ai pas fait grand-chose, tu t’en doutes » (page 172), on se rêve à penser que c’est une idée formidable. Puis charmant, cela l’est moins. Ce qui devait être de joyeuses retrouvailles post-mortem vire à la désolation, à la conscience du deuil, justement. À l’essence même du chagrin. Et c’est là le tour de force de Grimbert dans ce roman au titre magnifique : faire revivre nos morts pour qu’on puisse choisir de les laisser enfin partir.

*Les morts ne nous aiment plus, de Philippe Grimbert. Chez Grasset, éditeur à Paris, sis rue des Saints-Pères. En librairie depuis le 5 mai 2021.

Plein des yeux.

Après 40 livres, Patrick Grainville, 74 ans, d’une vigueur littéraire toute viagranienne nous en offre une dizaine de plus avec ces Yeux de Milos*, un roman écrit à la sève d’un adolescent priapique et au sang épais d’un septuagénaire malicieux. Ainsi, dans ce 41ème roman peut-on lire une nouvelle histoire de Picasso et de Staël par un Gombrich érudit, un essai de tentation zoophile autour d’une oryx du Kalahari, décrite avec les mêmes mots suaves et humides que ceux que Grainville utilise parfois pour dépeindre les femmes, un guide touristique d’Antibes et de ses hauts-lieux fréquentés par les deux peintres suscités, une thèse sur le désir de Picasso pour les jeunes filles, les partouzes, une histoire de l’Espagne, un cours d’anatomie minotaurienne où les attributs couillus de la bête se confondent avec un vocabulaire légumier, un opuscule qu’aurait pu signer l’abbé Breuil, un traité d’archéologie, du crâne de l’Homme de Tautavel, du pithécanthrope du Roussillon et surtout, surtout, car l’heure tourne, quelques harlequinades bien troussées que je ne peux résister à porter à vos yeux d’autant qu’elles ont l’imprimatur d’un Immortel : « Elle dévora les lèvres de son ami en le regardant de façon éperdue » (page14), « Il désirait son petit bout bachique, fendu sur le fruit » (page 50), « Il sentait la ruade de ses jolies fesses. Il l’embrassait, elle se retournait, le caressait, le branlait un peu » (page 51), « Oh, viens Milos (…) Moi, je suis le corps de la liane le long de laquelle glisse le beau serpent du péché » (page 122). Avouez que dix livres d’un académicien pour le prix d’un, ça vaut le coup d’œil.

*Les yeux de Milos, de Partick Grainville de l’Académie française. Édition du Seuil. En librairie depuis le 7 janvier 2021.