Archive | Bouquins.

Panique au pique-nique.

Joan Lindsay

Un été à la plage (1). « Pique-nique à Hanging Rock* » aurait pu s’appeler Panique à Hanging Rock. Une panique certes, loin de celle de Needle Park, qui mettait en scène la chute de deux héroïnomanes, un chant d’amour triste, douloureux, perdu. Ici tout est ouaté, chuchoté, crinoliné.
Nous sommes au début de 1900, le jour de la Saint-Valentin. Les jeunes pensionnaires d’Appleyard College – sis dans la brousse australienne, à quelques kilomètres du village de Macedon, niché au pied de la montagne, à l’initiative de Mrs Appleyard, « avec sa coiffure grisonnante, tout en hauteur et son ample poitrine aussi strictement disciplinée que ses ambitions personnelles, et le portrait en camée de son défunt mari plaqué sur son buste respectable, la majestueuse étrangère offrait l’aspect même de ce que les partent attendaient d’une directrice anglaise » (page 11) –, les jeunes pensionnaires donc, se rendent au pique-nique annuel, revêtues de mousselines légères, au pied de Hanging Rock. C’est une magnifique journée et, le repas et les « friandises exceptionnelles savourées jusqu’à la dernière miette », les jeunes filles somnolent alors dans l’herbe fraîche. À l’heure du retour, trois d’entre elles ne sont pas à l’appel. On en retrouvera une, plus tard, hébétée, qui ne se souviendra de rien. Les deux autres, dont une certaine Miranda, qui n’est pas sans m’évoquer la douce et pâle étrangeté de Lux Lisbon dans Virgin Suicides, ne seront jamais retrouvées.
La beauté du livre tient dans cette irrésolution, dans ce mystère même de l’évanescence, la disparition inexpliquée, comme celle d’un brouillard et qui, par la mécanique d’une onde aux contours flous, comme les ronds dans l’eau d’une pierre qu’on vient de jeter dans un lac, va apporter le chaos. Mais comme nous sommes dans un roman terriblement anglo-saxon (écrit en 1967), même le chaos possède l’élégance d’une cuiller de thé en argent Ford and Tupper dans une tasse de porcelaine Royal Albert presque transparente.

*Pique-nique à Hanging Rock, de Joan Lindsay. Éditions Le livre de Poche, édition mai 2016.

Gueule de bois.

La biture selon Kenneth Cook.

C’est en rentrant d’une rencontre au Furet du Nord à Lille, alors que nous parlions de ces livres coup de poing qui nous marquent à vie, que Florence Mas – épatante directrice commerciale du Livre de Poche –, m’évoqua l’uppercut que lui avait flanqué « Cinq matins de trop* ».
L’histoire d’un certain John Grant, instituteur dans l’Outback, qui doit se rendre à Sydney. Il a une nuit à passer dans la petite ville de Bundanyabba. « Tout le monde aime Yabba. Meilleure ville d’Australie » (dit un chauffeur de taxi, page 34).
Mais voilà.
À Yabba, on aime la bière fraîche, la bière tiède, la bière chaude, la bière avec le whisky et le whisky avec n’importe quoi, on aime les mélanges, on aime un fascinant jeu de pile ou face qui rend fou, on aime, la nuit, à la lumière des phares, massacrer des kangourous, « Doc leur mange le scrotum. Il dit que c’est c’qui y a de meilleur dans le ‘roo », (page 120) ; c’est une ville de fin du monde, comme celle de Darwin, où échouait Nick, le héros de  « Cul-de-Sac** », Nick qui n’aurait jamais du écraser un kangourou et suivre la jeune Angie ; une ville où l’on s’ennuie et, on le sait pourtant bien, l’ennui est le moins bon conseiller qui soit.
Il fait très chaud à Yabba. Et John Grant accepte une première bière…
« Cinq matins de trop » est un roman noir, très noir, nauséeux, désespéré, comme ces chants qu’on entend dans les trains qui sillonnent cet interminable continent brûlant.
Il raconte la chute vertigineuse d’un homme, avec ce moment d’espoir fragile où l’on croit que le sol va enfin nous arrêter, mais on passe soudain au travers, comme au travers d’une verrière, et l’on se retrouve de l’autre côté, là où on ne sait plus qui on est, là où on se perd pour de vrai et où il est urgent de mettre fin au désastre de soi.
À côté de ce genre de biture, Very Bad Trip, c’est de la limonade.

*Cinq matins de trop, de Kenneth Cook. Éditions Le Livre de Poche, à nouveau en librairie depuis mai 2010. Et au cinéma sous le titre Wake in Fright, (« Réveil dans la terreur ») réalisé par Ted Kotcheff en 1971.
**Cul-de-Sac, de Douglas Kennedy. Éditions Gallimard, Série Noire, 1997.

La réponse d’Anne-Marie.

Anne-Marie Revol.

J’avais croisé Anne-Marie Revol lorsqu’elle reçut le Grand Prix des lectrices de ELLE en 2011, catégorie document – ex-aequo avec « Algérie 1954-1962 » de Benjamin Stora –, pour son récit « Nos étoiles ont filé », sa réponse poignante à la mort dans un incendie de Pénélope et Paloma, ses deux filles, l’une âgée de deux ans et demi, l’autre, de seize mois.
Elle avait alors des cheveux qui tombaient sur les épaules et un immense chagrin que sa force de vie empêchait de triompher, et il est donc compréhensible, cinq ans plus tard, lorsque nous nous sommes à nouveau croisés que je ne l’ai pas immédiatement reconnue avec ses cheveux courts, son rire clair, et surtout son énergie solaire.
C’est alors qu’elle m’a parlé de son premier roman1, publié chez Lattès (ce que j’ignorais !) et que je me suis empressé de lire.
Lors de la joyeuse interview qu’elle fit de moi pour Télématin, et alors que nous parlions de livres et d’enfance, elle me confia avoir adoré (moi aussi, quel hasard !) Les aventures de Jo, Zette et Jocko, et je ne pus m’empêcher d’y trouver l’origine du titre de son livre – une sorte d’énorme clin d’œil à notre enfance, justement.
Gaspard ne répond plus est un livre ample, terriblement romanesque, plein de vie, plein de drôleries, plein de listes :-), plein de saveurs, d’odeurs, plein de rires (une mention spéciale aux aptonymes, page 394), et de larmes agréables ; une histoire rocambolesque, des zestes de joyeuses invraisemblances, mais nous savons tous que Jo, Zette (et Jocko) ne peuvent pas piloter le char amphibie, ou le Stratonef, ni venir à bout du « Patron », mais quelle joie de les voir réussir ; une sorte de scénario de série télé – comme il semble que les succès doivent être écrits aujourd’hui2 ; bref, un roman joyeux, jubilatoire même, sur le monde de la télé réalité (tiens, tiens), et surtout sur ces quelques candidats qui cherchent quelque chose d’infiniment plus beau que la victoire.
Eux-mêmes.
Et c’est justement dans cette trajectoire qu’est la grâce légère du roman d’Anne-Marie : avoir retrouvé la joie de vivre après l’horreur indicible, et oser la partager sans retenue.

1. Gaspard ne répond plus, d’Anne-Marie Revol. Éditions Lattès. En librairie depuis le 11 mai 2016.
2. La quatrième de couverture du plus gros succès annoncé de l’année ne précise-t-elle pas : « Intense et captivant, un cold case aussi addictif qu’une grande série télé » ?

Crise cardiaque.

C’est La Sirène rouge que j’ai pris dans la gueule, d’abord. Un « Léon » sans la mièvrerie. Puis Les Racines du mal, un second uppercut, comme au temps où je découvrais Selby Jr. Après, on m’a dit qu’il était devenu fou, savant, génial, catholique, canadien, robot, réactionnaire, royaliste, techno-philosophe. Et maintenant, on me dit qu’il est mort. Les gens disent n’importe quoi.

Un vieux couple jeune.

Karine Lambert

Voici un livre doux comme une infusion de camomille avec une couche de miel au fond de la tasse, un texte léger comme un parfum de lavande dans le coin d’un tiroir, un pot-pourri aimable – un de ces livres vraiment gentils comme on n’en écrit plus.
Karine Lambert, dont j’avais bien aimé le premier roman, L’immeuble des femmes qui ont renoncé aux hommes*, une histoire constantinienne, nous raconte ici la rencontre entre Marguerite Delorme, dite Maguy, de Maisons-Laffitte, soixante-dix-huit ans, veuve d’Henri, notaire, et Marcel Guedj, venu du Bled en 54, veuf de Nora, noyée suite à une crise cardiaque, âge non précisé, mais plus jeune que Maguy – « Une cougar à Maisons-Laffitte ! » (page 243).
Une rencontre délicieuse, concoctée comme un macaron à la rose de chez Ladurée (ou un Céleste de chez Hermé, comme vous voulez) ; un petit conte charmant qui laisse rêver d’autres fins possibles à nos parents et grands-parents que l’Ehpad promis depuis dix ans par votre député, ou la maison de retraite du coin (à ce propos je vous invite à revoir le fabuleux et formidablement irrévérencieux sketch d’Ettore Scola, Comme une reine).
Eh bien dansons maintenant !** démontre, s’il en était encore besoin, que le cœur n’a pas de rides, le désir pas d’âge, et que des corps qui sont encore touchés, encore aimés, vivent plus longtemps et beaucoup plus heureux.
Alors, à l’heure où l’espérance de vie est (soi-disant) plus longue d’un trimestre par an, il est réjouissant de penser, comme Karine Lambert, qu’après une très très longue histoire d’amour, il peut y en avoir encore une autre – et peut-être même encore plus belle, mais chut !.

*L’immeuble des femmes qui ont renoncé aux hommes, Karine Lambert. Éditions Le livre de Poche.
** Eh bien dansons maintenant !, Éditions Jean-Claude Lattès. En librairie depuis le 4 mai 2016.

Selon Marie-Laure.

Marie-Laure Isoz

Yverdon-les-Bains. Ravissante commune suisse du canton de Vaud, située dans le district du Jura-Nord vaudois. On y vient pour ses cures thermales, son musée de la science-fiction et surtout sa librairie Payot où j’ai eu, l’an dernier, la joie d’être reçue par une jeune libraire passionnée, Marie-Laure Isoz.
Voici ses cinq grands coups de cœur qui vous donneront des idées pour la plage, dans quelques semaines.

La fille de l’hiver, d’Eowyn Ivey (Fleuve Noir, 2012, 10/18, 2013).
Cet ouvrage représente beaucoup pour moi ; outre sa propre histoire, il fait partie de mon aventure de libraire… J’avais le choix entre bien des romans, pourtant ce fut celui-ci que je présentai à l’un de mes examens, voilà un peu plus d’un an. Visiblement, il aura convaincu mes professeurs…
Son histoire nous livre celle de Jack et Mabel, un couple qui tente de guérir de la perte de leur enfant en fuyant dans les plaines glacées de l’Alaska. Cependant, au lieu de les rapprocher, l’impétueux climat va les renfermer chacun dans sa solitude.
Jusqu’à un soir…
Une étincelle, un désir. Un jeu. Une petite fille de neige à qui l’on prête une écharpe, des gants. Si belle qu’elle pourrait presque être vivante…
Seulement presque ? La mystérieuse apparition qui joue dans l’ombre des arbres n’est-elle qu’un fantôme, une illusion ? Qui est donc cette enfant, qui semble venue de nulle part ? La suite vous le dira…

Et puis Paulette… de Barbara Constantine (Calmann-Lévy, 2012, Le livre de poche, 2013).
Un roman si simple, mais pourtant si doux ! La plume espiègle, Barbara Constantine nous entraîne dans une valse parfois un peu maladroite, mais où la tendresse et l’émotion nous caressent l’âme à chaque page.
Dans ce récit, celui qui m’a fait découvrir l’auteure et fredonner une semaine durant la chanson qui lui est fatalement consacrée, l’on va apprendre à connaître Ferdinand, un retraité un peu seul qui s’ennuie dans sa ferme trop grande. Jusqu’au jour où il accueille sa voisine, Marceline, qui a le malheur de voir son toit trop abîmé pour continuer à vivre chez elle.
N’en déplaise à Ferdinand, la venue de la gentille veuve un peu décalée ne sera pas de trop pour égayer son quotidien, surtout quand elle sera suivie d’une ribambelle d’autres nouveaux venus tous plus cocasses et attachants les uns que les autres !
Et puis, bien sûr, il y aura Paulette…

Journal d’hirondelle, d’Amélie Nothomb. (Albin Michel, 2006, Le Livre de Poche, 2008).
Une auteure que j’ai découverte avec ce titre et qui d’emblée m’a autant bouleversée qu’amusée…
Un jeune homme, suite à un chagrin d’amour, ne ressent plus rien. Ni plaisir, ni émotions ; le néant. D’abord perplexe devant cette absence de ressenti, il décide de la mettre à profit et devient tueur à gages.
Amené à assassiner une famille entière, il découvre sur place le journal intime d’une jeune fille. Touché par la volonté farouche qu’elle avait employée à le protéger, il s’en empare et le garde en sa possession. Sauf qu’il n’est visiblement pas le seul à désirer le détenir…
Aussi furtif et léger que l’envol d’une hirondelle, ce roman, qui fut le premier d’une longue lignée, reste ancré dans ma mémoire en la vision d’une plume douce et caressante…

Le pacte des vierges, de Vanessa Schneider, (Stock, 2011).
Suite à la présentation d’un autre de ses ouvrages intitulé « Le jour où tu m’as quittée » dans l’émission Marque-Page, j’ai désiré en savoir un peu plus cette auteur. Inspiré d’un fait divers, ce roman, très court, a pourtant été une très belle rencontre, et les voix de toutes les héroïnes m’accompagnent encore parfois au quotidien…
Dix-sept jeunes filles, toutes encore au lycée, se retrouvent enceintes. De plus, il semblerait que leurs grossesses aient été désirées tout autant que calculées dans le temps afin que les enfants viennent au monde en même temps.
Intriguée par ce curieux fait divers, une journaliste vient interroger quatre d’entre elles. L’une après l’autre, les futures mamans se confient ; entre rires et larmes, l’on découvre des femmes autant que des enfants, certaines terrorisées et d’autres confiantes, qui chuchotent à nos yeux de lecteurs des miettes d’elles-mêmes, des fragments de secret. Un véritable petit trésor…

Les filles de l’ouragan, de Joyce Maynard (Philippe Rey, 2012, 10/18, 2013).
Conseillé par une ancienne collègue libraire, il fut le roman qui me fit découvrir une auteure qui aime à donner à chacune de ses histoires un goût de liberté et d’espoir, en nous faisant découvrir une Amérique un peu nostalgique mais au charme inaltérable.
Une tempête va lier à jamais deux familles que pourtant tout opposait. Deux petites filles qui grandissent en parallèle, une rêveuse et une scientifique, pourtant unies dans un même combat ; exister.
Leurs chemins vont longtemps ne faire que se croiser ; jusqu’au jour où ils se rassembleront pour ne faire qu’un, dévoilant ainsi le tempétueux secret qui aura lié leurs familles tout au long de leurs vies respectives.
Un roman puissant, à la force brut, un roc dans la tempête.

Rentrée littéraire 2016 – déjà.

Après la magnifique rentrée littéraire 2015 qui vit les Renaudot et Goncourt des Lycéens attribués à « D’après une histoire vraie » (Delphine de Vigan), l’énorme succès des « Gens dans l’enveloppe » (Isabelle Monnin), et l’accueil épatant fait à Crans-Montana (Monica Sabolo), revoici Lattès avec quatre romans français, et surtout une nouvelle et très belle direction artistique.
Je viens de les recevoir (merci Philippe). Je les lis et vous tiens au courant.

Lattès rentrée 16

La fille de Brooklyn et le fils de Guillaume.

Musso1

La fille de Brooklyn* possède, selon la quatrième de couverture, une « intrigue diabolique, personnages uniques et attachants (…) » et précise que « Guillaume Musso signe l’un de ses romans les plus ambitieux et les plus réussis ».
Pour être dans la réclame depuis trente-cinq ans, je sais le poids de ces mots-là, mais pour avoir lu le livre, je sais aussi qu’outre cette incroyable histoire autour de la fille de Brooklyn, c’est la place du fils de Guillaume qui m’a touché.
Je m’explique.
Depuis que ses livres sont dédiés « à Ingrid » et maintenant « à Nathan », la paternité semble inspirante et prépondérante dans l’œuvre de Guillaume.
Elle lui valent des lignes magnifiques : Perdre son enfant est un chemin de croix perpétuel, une déchirure que rien ne pourra recoudre. Chaque jour, tu crois avoir atteint le pire, mais le pire est toujours à venir. Et le pire, finalement, qu’est-ce que c’est ? Ce sont les souvenirs qui se fanent, qui s’étiolent et qui finissent par disparaître (page 453).
Dieu merci, il semble que le fils de Guillaume aille parfaitement bien, mais cette crainte qu’un jour ce qui arrive dans ses livres lui arrive réellement est bouleversante : La paternité m’avait rendu parano, comme si les histoires de meurtres et d’enlèvements que je mettais en scène dans mes polars pouvaient contaminer ma vie familiale (page 33).
D’ailleurs, le métier d’écrivain de Guillaume est très présent dans ce quatorzième opus. Il semble nous livrer des choses, comme les indices d’un thriller : L’engouement des lecteurs pour le polar m’avait fait vivre une décennie fabuleuse au cours de laquelle j’avais intégré la confrérie restreinte des auteurs qui pouvaient vivre de leur plume. Chaque matin en m’asseyant à ma table de travail, je savais que j’avais cette chance que des gens partout dans le monde attendent la sortie de mon prochain roman (page 27).
Alors bien sûr, il y a des surprises dans cette nouvelle histoire, des rebondissements, des MacGuffin ; il y a ce Tribeca dont semble être amoureux l’auteur, tout cet exotisme américain ; il y a des méchants et des désespérés ; il y a cette fille qui n’a vraiment, mais alors vraiment pas de bol ; mais surtout, il y a l’immense joie de la paternité de Guillaume qui affleure, et qui, pour moi, emporte tout.

*La Fille de Brooklyn, Guillaume Musso. Éditions XO. En librairie depuis le 23 mars 2016.