Il m’a été curieux de lire ce livre au moment même où, en Ukraine, en Israël et ailleurs, les uns massacrent allègrement les autres, de découvrir ce livre à l’étrange beauté, Impossibles adieux*, qui évoque la tuerie, par le gouvernement coréen, de 30.000 personnes, hommes, femmes, enfants, sur l’île de Jeju en 1948, soupçonnés qu’ils étaient d’être communistes. Il faut décidément bien peu de soupçons pour tuer un homme. Han Kang (Man Booker Prize 2016), dont on dit qu’elle est la plus grande voix coréenne, nous livre ici un texte d’une beauté de neige et de feu où la grâce de la poésie le dispute à l’horreur de la chose enfouie ; ici tout est mystères et apparences, un oiseau revit plusieurs fois, des mots ressuscitent dans la mémoire gelée, la parole se fait flocon, fond, redevient source ; l’écriture est virtuose et lente, elle est de la famille de ces musiques qui finissent pas vous posséder si vous acceptez enfin de lâcher prise et de croire qu’on peut croire à l’incroyable.
*Impossibles adieux, de Han Kang, traduit du coréen par Kyugran Choi et Pierre Bisiou. Éditions Grasset, coll En lettres d’ancre. En librairie depuis le 23 août 2023. Pris Médicis Étranger 2023.
Quatre ans après le bouleversant Soir de fête*, co-écrit avec Zineb Dryef, Mathieu Deslandes revient en solo avec un texte d’une rare délicatesse, Tombé du ciel** — délicatesse que le verbe employé dans le titre ne laissait pas supposer. En effet, tomber évoque l’écrasement, tomber fait du bruit, tomber casse les choses et les gens. Rien de tel ici. Une envolée, plutôt. Mathieu avait deux ans lorsque son père est mort, tombé avec l’échafaudage d’un chantier sur lequel il travaillait. Quarante ans plus tard, le tisonne « son désir de [lui] rendre hommage » (page 65) et l’orphelin, qui est également un formidable journaliste, part sur les traces de ce père envolé. S’en suit un récit tout en pudeur, en élégance où le pathos et le larmoyant n’ont jamais leur place. Au contraire. On suit, et c’est poignant parce que cela réveille en nous quelques regrets, la façon dont un fils fait connaissance avec son père et je crois que tout ce livre précieux tient en cette expression si délicate, si dangereuse à la fois, si humaine et si rare aujourd’hui : faire connaissance. Faites à votre tour connaissance avec lui, il possède la grâce des retrouvailles.
*Soir de fête, de Mathieu Deslandes et Zineb Dryef. Chez Grasset. En librairie depuis le 28 août 2019. **Tombé du ciel, de Mathieu Deslandes. Chez Grasset. En librairie depuis le 4 octobre 2023.
Franck Courtès découvre une lapalissade : Écrire des livres ne fait pas vivre son homme. Bien sûr, il y a toujours quelques exceptions qui confirment la règle, elles ont pour nom Dicker, Grimaldi, Tesson, Bussi, Musso, da Costa et une trentaine d’autres. Tout le reste, comme disait ma mère, c’est de la petite bière. Franck, donc, que j’ai bien connu (nous avons fait ensemble la rentrée littéraire Lattès en 2014, lui avec Toute ressemblance avec le pèreet moi avec On ne voyait que le bonheur) nous revient avec un livre* où il raconte qu’il a mis fin à sa carrière lucrative de photographe portraitiste de célébrités (la faute au numérique qui ne lui donnait pas de plaisir) pour s’ébrouer dans celle d’écrivain. Il publia donc en 2013 un premier recueil de nouvelles qui connut un indéniable succès avec 5000 exemplaires vendus et obtint même un Prix SGDL. Soudain, ça y était, sa route était toute tracée : il allait vivre de son art, sa plume, ses mots. Patatras. La réalité reprit très vite le dessus, ses livres suivants ne marchèrent pas malgré quatre passages à « La Grande librairie » chez son ami Busnel, malgré d’élogieux papiers ici et là ; comme nous tous, il découvrit la brutalité de l’économie du monde des livres. À environ deux euros bruts par livre, combien doit-on en vendre pour s’offrir un bon gueuleton avec un pote dans un resto parisien ? Et je ne parle même pas d’un loyer**. À pied d’œuvre est le récit de sa vie de travailleur au noir pour survivre et garder du temps pour écrire. On apprend qu’il apprend à démonter une mezzanine, monter une étagère, descendre des sacs de gravats, débroussailler un balcon, nettoyer des vitres, transporter des meubles, bref un catalogue des petits boulots utiles en temps de disette, jusqu’à cette cliente en « débardeur de toile fine » qui l’émoustille : « Cela enfle malgré moi, comme la levure dans le pain » (page 132). Ma petite frustration vient de que Franck n’a utilisé aucun de ses outils d’écrivain pour écrire le travail— il a juste fabriqué 184 pages avec la liste de ses petits boulots pour nous convaincre qu’il est un homme à tout faire —, car, lorsque le travail nourrit la littérature et vice versa, cela peut confiner au sublime, ainsi À la ligne*** de Joseph Ponthus que je vous recommande, pour le coup, absolument.
*À pied d’œuvre, de Franck Courtès. Chez Gallimard. En librairie depuis le 24 août 2023. **Franck nous apprend dans son livre qu’il jouit gracieusement d’un petit appartement familial. ***À la ligne, feuillets d’usine, de Joseph Ponthus. Éditions de La Table Ronde. En librairie depuis le 3 janvier 2019.
Après le très beau Fondu au noir (ci-dessous), voici une merveille absolue de roman graphique. La Dernière reine**, de Rochette, l’histoire d’Édouard Roux, gueule cassée de la Grande Guerre qui retrouve l’amour auprès de Jeanne Sauvage, sculptrice animalière. Elle lui redonne un visage. Il lui offre la beauté sauvage de la nature, le vertige du Vercors. Il lui révèle, dans les méandres des grottes du cirque d’Archiane, l’histoire de la dernière reine, la dernière ourse, tuée par les hommes, un méchant coup de fusil en 1898 — ces mêmes brutes qui, dit Édouard page 224, « ont exploité le monde jusqu’à sa racine ». Tous deux redessinent le monde et il donne furieusement envie. La Dernière reine est une histoire magnifique, intense, crépusculaire et d’une très grande pureté. Les dessins sont de toute beauté, de toute poésie, et les quelques planches silencieuses plus éloquentes que cent lignes. Alors, s’il vous reste un dernier livre à lire, c’est celui-ci ; et, s’il vous plaît, Jean-Marc, dites-nous que vous avez menti, que La Dernière reine n’est pas votre dernier livre**.
J’ai lu quelque part que l’été était propice aux romans sentimentaux et aux polars — les romans de plage. Aussi, pour ceux qui profitent encore de la plage, sans la foule cette fois, les roquets, les mégots et les cris, alors voici un bon livre *. Un polar rudement bien troussé, avec des images (histoire de ne pas trop se fatiguer les yeux sur uniquement des lignes en petits caractères), des filles aussi jolies que celles qu’on voit parfois sur le sable, des salauds, des vrais méchants et, pour une fois, pas de flic qui vient nous dénouer tout ça, mais un scénariste de retour de guerre, englué dans un PTSD, le tout dans les années terribles — 1948, vous vous souvenez, quand le tout Hollywood dénonçait à tour de bras ses petits copains comme communistes pour pouvoir continuer à tourner. Fondu au noir est l’histoire d’un film noir qui ne parvient pas à aboutir, de son actrice principale retrouvée assassinée, de ce scénariste au talent broyé et son pote scénariste lui aussi, doué mais brisé. Ça fume tout le temps, ça picole tout le temps, ça fait penser à du Dashiell Hammett, du Richard Fleischer, c’est du pulp fiction, c’est du cinoche, c’est tout ce qu’on aime.
*Fondu au noir, de Ed Brubaker (scénario), Sean Phillips (dessins) et Elizabeth Breitweiser (couleur — sublissime). 335 pages suivies d’une formidable série de dessins. Aux éditions Delcourt. En librairie depuis le 9 novembre 2017. Quelques pages ici.
J’adore le titre, Lettre au père*. Pas à mon père, pas aux pères, juste au père, sans majuscule à P, sans rien qu’un substantif ordinaire, un père pas nommé, peut-être même pas le sien, et dans ce choix il y a déjà tout le contenu qui suit, tout ce qui sépare, divise même. Lettre au père de Kafka est un texte formidable (entièrement au passé simple, quel bonheur) qui trace implacablement les fissures lentes entre un fils (refoulé) et son père (pervers narcissique avant l’heure). Un tracé si puissant qu’il n’a besoin ni de colère ni de haine. Outre l’enfance bousculée dans ses petits riens, on assiste à la naissance d’un écrivain — mon activité littéraire, écrira-t-il, et il y a dans le mot même d’activité quelque chose qui sonne comme un aveu. Magnifique et bouleversant.
*Lettre au père, de Franz Kafka (1919). Merci aux éditions Ebooks libres et gratuitsgrâce auxquelles je suis tombé par hasard sur cette pépite. La voici en intégralité: Lettre au père.
Revoici l’ami Frank avec son 108ème livre (si mes calculs sont bons), Une île lointaine*, à classer probablement dans ses textes « jeunesse », mais comme nous avons tous conservé une part d’enfance, faute de quoi nous serions de bien piètres adultes, il s’adresse finalement à chacun de nous. L’histoire est simple. Valentin a quinze ans, cette année-là, Apollon, son chien, un drahthaar de 91 ans — en âge humain — et Papy, son grand-père de 13,5 ans — en âge canin— vont mourir. L’adolescent appréhende pour la première fois l’éphémérité et la finitude de la vie et là où excelle le talent de Frank c’est que, loin de nous tirer quelques larmes ou de se complaire dans une philosophie niaiseuse, il nous emmène dans la joie. La joie d’avoir vécu, d’avoir connu, d’avoir été. Et c’est là toute la beauté de cette histoire, la même beauté en leurs temps que The Champ, le film de King Vidor, ouStewball, la ballade américaine : quelque chose qui rend absolument humaine et lumineuse l’obscurité.
*Une île lointaine, de Frank Andriat. Chez Ker Éditions, collection Double Jeu. En librairie le 13 septembre 2023.
Un été dans la Poche (5/5). On pourra ne pas du tout être d’accord avec l’attitude de la grand-mère du livre* (dont je ne peux rien dire sous peine de spoiler l’intrigue), mais on s’accordera tous à dire que Constance Rivière a écrit là un très délicat second roman – même si, comme cela semble être de plus en plus « à la mode » et au vu de sa note très personnelle en fin de livre, on peut soupçonner que le réel bouscule ici la fiction. Voici donc La maison des solitudes, une histoire de maison et de trois femmes puissantes, grand-mère, mère et fille, unies et désunies par un même drame qui trouve son épilogue tragique alors que meurt la grand-mère à l’hôpital dans ce qui semble être la première vague de la Grande Pandémie, soit au printemps 2020. La narratrice, sa petite-fille, l’y rejoint et, après mille difficultés pour parvenir à son chevet (souvenez-vous qu’il était alors interdit de voir nos morts, de les enterrer), arrive à lui parler enfin ; une discussion à sens unique, forcément bouleversante. Outre l’histoire mélancolique et cruelle, c’est l’écriture de Constance qui s’impose. Elle est belle, inventive, légère et grave, finit par s’insinuer en nous, comme une musique — le piano d’Anouar Brahem, par exemple. Et c’est là toute la force d’un livre ; continuer à nous habiter.