Archive | Bouquins.

La poésie/Chaque jour/Voyage.

J’ai rencontré Patrice Franceschi au travers d’un livre formidable, Et s’il n’en reste qu’une — qui figura à juste titre jusqu’au bout sur la liste du Goncourt 2021 et je m’étais alors intéressé au bonhomme et découvert les mille vies qui le peuplaient, entre autres celles de romancier, d’aviateur et de marin. 
Mais ce ne sont pas là les plus importantes.
J’ai eu la chance de le croiser récemment au premier salon du livre de Digne-les-Bains et bien évidemment, je suis allé lui dire à quel point son roman m’avait traversé, particulièrement sa poésie. Au mot de poésie, son regard si intense s’éclaira de l’intérieur, son visage d’acteur s’illumina, « J’aime que vous parliez de poésie à propos de ce livre », me dit-il. Et pour remercier de l’avoir lu au prisme de cette beauté, il m’offrit son dernier ouvrage Éphémérides*, un recueil de poésie, figurez-vous. De Kor-Waï précisément. C’est-à-dire quatre vers et dix-sept pieds sans rimes, inspirés de la concision volontaire du Haïku et quand un aventurier tel que lui chante la poésie, il délivre magnifiquement ce que promet ce kor-waï-ci, page 91 :


Quelque chose
Qui prenne les hommes
Et les emmène
Très loin.

*Éphémérides, de Patrice Franceschi. Éditions Plon. En librairie depuis le 9 février 2023.

Ne me quitte pas.

Au vu de son traitement, l’idée de Reste* tient probablement davantage de la nouvelle que du roman, mais quelle idée : L’amant d’une femme meurt et elle veut juste garder son corps auprès d’elle, ne pas le rendre à sa femme à laquelle elle décide d’écrire* pour lui narrer la situation. 
Je ne peux pas ne pas penser à ce que déclarait inversement Cocteau à la mort de Radiguet : Il était si beau que j’ai toujours su que je devrais le rendre.
Bien sûr nous sommes chez Adeline Dieudonné (qui avait émoustillé le tout Saint-Germain-des-Prés il y a cinq ans avec La vraie vie), donc dans une certaine provocation dont la brutalité se révèle souvent poésie, et c’est sans doute là son grand talent. Mais pourquoi alors se défigurer d’inepties si peu drôles comme Je suis prête à parier mon clito (page 217) et, rebelote deux pages plus loin, Je parierais mon clito et mes tétons, qui sont assez antithétiques d’un amour fou. Mais peut-être suis-je devenu un vieux schnock.

*Le livre est construit en deux parties. Première lettre et Deuxième lettre. 
**Restede Adeline Dieudonné, édité par L’Iconoclaste. En librairie depuis le 6 avril 2023. 

Morts-vivants.

Page 236 est une phrase saisissante qui dit tout le dernier livre* de Xavier de Moulins : La séparation est une mort qui vous laisse en vie.
Outre sa mélancolie crue, elle teinte aussi ce crépusculaire roman d’une formidable espérance. 
Être resté en vie, finalement.
La nuit des pur-sang est un texte envoûtant, hypnotique et surprenant par son écriture qui oscille entre le doux et le brutal. Une écriture nouvelle chez Xavier qui, à chaque livre, ose faire tapis de ses mots d’avant et prend tous les risques dont celui de nous bousculer jusqu’à nous faire perdre pied — car ainsi est la littérature : elle s’accommode mal de trop de politesses.
Ici, comme dans La vie est belle de Capra ou le bouleversant Truly, Madly, Deeply de Minghella, Xavier convoque la poésie, le surnaturel et les fantômes puisqu’on n’écrit jamais mieux l’absence qu’en présence de ceux qui nous manquent.
On est davantage fait de nos vides que de nos pleins et c’est toute la puissance de ce livre que de nous le rappeler. 
Histoire de ne plus jamais rien perdre de ce qui nous frôle.

*La nuit des pur-sang, de Xavier de Moulins. Éditions Flammarion. En librairie depuis le 8 mars 2023.

Incendié.

J’ai été incendié, ébloui et consumée par cet Incendie blanc*, premier roman d’Antoine Catel dont l’écriture, à chaque phrase, est un embrasement de silex, un départ de feu sublime, une lave rare. Catel appartient aux précieux écrivains de la famille des poètes, de ceux qui peuvent faire tout ressentir sans avoir besoin d’expliquer. Il délivre ici sa sœur, belle, brillante, une enfance comme une promesse, une jeune femme comme une authentique espérance, que la drogue a mitée, carbonisée jusqu’à l’overdose. L’écriture ici est au-delà d’elle-même, elle ne parle plus de l’amour et du manque, elle est l’amour, elle est le manque. Elle est la vie, elle est la beauté pure, la beauté blanche. C’est magnifique, absolument. Il y a avait si longtemps qu’un livre ne m’avait pas transpercé à ce point. Depuis, tout semble fade.

*Incendie blanc, d’Antoine Catel. Éditions Calmann-Lévy. En librairie depuis le 4 janvier 2023.

La mère est une grammaire.

Voici le sixième roman de Kossi Efoui nous apprend la quatrième de couverture après avoir, quelques lignes plus haut, évoqué un récit bouleversant, Une magie ordinaire, mais on ne va pas pinailler sur fait d’appeler roman un récit même si l’un concerne la vérité et l’autre la réalité. Ceci dit, il est amusant de noter l’usage du même adjectif commun en deux titres parus à quelques semaines d’intervalle (voir chronique ci-dessous), comme si l’époque tentait le triomphe du banal à défaut de flamboyances. Ceci étant, Une magie ordinaire est un bouleversant récit sur la naissance d’un écrivain à cause la mort d’une mère tant aimée, lointaine et sacrifiée ; le récit d’une entrée dans la langue du colonisateur français, « J’avais pris conscience de la subtilité redoutable avec laquelle la violence sait aussi parler langue d’amour » (page 124) ; un livre important en ceci que le fils devient la chair du manque, l’ombre de l’autre, la ressemblance troublante, « Plus je vieillis, plus je ressemble à ma mère «  (page 86). 
Ici, l’homme devient la femme perdue.
La langue devient la mère.
Dans un français parfumé aux saveurs de l’Afrique, Efoui nous offre un texte où la poésie est une sève et l’émerveillement une grammaire et cela qui est magique;

*Une magie ordinaire, de Kossi Efoui. Éditions du Seuil. En librairie depuis le 3 mars 2023.

Beurre ou ordinaire ?

Le Larousse définit ainsi quelqu’un d’ordinaire : Qui ne dépasse pas le niveau commun ; banal, quelconque, médiocre, et l’on peut supposer qu’en intitulant son troisième roman « Un garçon ordinaire* », Joseph d’Anvers cherche à nous prévenir de la banalité du garçon en question. Et c’est réussi. Le garçon raconte son année de Terminale dans la France de 1994. Les potos. La weed. Le désespoir à l’annonce de la mort de Kurt Corbain. Les bières. Bitures. Bastons avec la bande des skins. La guitare gratouillée avec les tépos. Des paroles de chansons qui poussent avec les chagrins. Le baiser avec Alice aux gros seins, Alice la bombasse de l’école, « Je ne suis plus ce type, je suis le mec d’Alice », s’enthousiasme-t-il page 101. Les parents inquiets pour l’avenir du petit. Le copain viré de l’école à cause d’une bagarre, puis qui disparait du livre. Et puis le bac dont on devine qu’il l’obtient. 
Des bouts ordinaires d’une vie ordinaire en somme, déjà lus ici et là, jusqu’à l’écriture elle-même ordinaire, sans doute selon l’idée que « la forme c’est le fond qui remonte ». Et pourtant. Pourtant il y a dans le côté ordinaire de ce texte, dans sa maladresse presque, quelque chose de touchant, quelque chose qui cherche à exister, à affleurer à la surface des mots. La tendresse. L’immense tendresse de d’Anvers pour cette période brouillonne de la vie ; période de déséquilibre où les corps comme les mots sont encore incertains mais avancent avec fierté. 

*Un garçon ordinaire, de Joseph d’Anvers, aux éditions Rivages. En librairie depuis le 5 avril 2023. Prix Marcel Pagnol 2023.

« Regarde, de tous tes yeux, regarde ».

Je me souviens de cette injonction terrifiante dans Michel Strogoff, ce moment où un méchant s’apprête à l’aveugler sous le regard de sa mère, avec la lame incandescente d’un sabre. Strogoff regarde une dernière fois sa mère et pleure. Et voilà que les larmes le protègent de l’aveuglement. Du noir total.
Chez Françoise Grard, c’est une fort mauvaise vue depuis l’enfance qui la handicape dans sa perception du monde, et davantage encore dans la façon dont le monde la perçoit. Elle voit mal, on le voit bien, on la raille, la montre du doigt, ses yeux se croisent, on ne sait lequel regarder, et contre mauvaise fortune bon cœur, la voilà qui tente de grandir à la vie, s’y frayer une place, entre ombres et lumières.
Mais un 5 septembre, tout s’obscurcit. Le voile sur ses yeux s’est épaissi. Soudain, dans la rue, dans la clarté de la ville, elle n’y voit plus. Panique. Hôpital. Opération en urgence. Espérance qu’un filet de lumière revienne un jour taper dans l’œil. L’attente. L’attente interminable.
C’est cette obscurité que raconte Françoise Grard dans son dernier livre, Et le jour sera pour moi comme la nuit*, toutes ces choses qui s’effacent et que l’on croyait pérennes, les mots qu’on ne parvient plus à écrire sur une page que les doigts cherchent à délimiter, l’autre qu’on ne voit plus, les voix qui n’ont plus de visage, la nuit qui s’installe et recèle toutes les frayeurs de l’enfance. Un récit lumineux.

*Et le jour sera pour moi comme la nuit, de Françoise Grard. Aux éditions Maurice Nadeau. En librairie depuis le 17 février 2023.

Chanson d’été.

Sur la plage abandonnée
Coquillages et crustacés
Qui l’eût cru ! 

Déplorent la perte de l’été, 
chantait Bardot dans « La Madrague ».
Aux jolis crustacés et coquillages, ajoutons, qui l’eût cru, 
Bites pendantes, 
Couilles fripées, 
Chattes luisantes, 
Anus sombres, 
Seins gonflés,
car c’est de tout cela que sont fait les étés de Sophie Goettmann*, petite fille d’un riche industriel, brillant, naturiste et grand partouzeur. Les parents, drogués aux années Love Power, 68, libération sexuelle, vivent leur vie nus sous le regard des enfants qu’on force également à se déshabiller, et qui considèrent ces morceaux de viande sans comprendre, entendent ces couinements hystériques de femmes qu’on se passe de queue en queue et grandissent dans l’ignorance de leur propre corps, de sa part sacrée, jusqu’à devenir des adultes fracassés. C’est cette enfance sans viol, mais totalement incestuelle, que raconte Sophie dans son très beau et glaçant récit, Waterbed — un texte sans fard, sans crânerie sur une forme peu connue de très grande violence.

*Waterbed, récit, de Sophie Goettmann, aux éditions Plon. En librairie depuis le 13 avril 2023.