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Une histoire proche.

Revoici l’ami Frank avec son 108ème livre (si mes calculs sont bons), Une île lointaine*, à classer probablement dans ses textes « jeunesse », mais comme nous avons tous conservé une part d’enfance, faute de quoi nous serions de bien piètres adultes, il s’adresse finalement à chacun de nous. 
L’histoire est simple. Valentin a quinze ans, cette année-là, Apollon, son chien, un drahthaar de 91 ans — en âge humain — et Papy, son grand-père de 13,5 ans — en âge canin— vont mourir. 
L’adolescent appréhende pour la première fois l’éphémérité et la finitude de la vie et là où excelle le talent de Frank c’est que, loin de nous tirer quelques larmes ou de se complaire dans une philosophie niaiseuse, il nous emmène dans la joie. La joie d’avoir vécu, d’avoir connu, d’avoir été. Et c’est là toute la beauté de cette histoire, la même beauté en leurs temps que The Champ, le film de King Vidor, ou Stewball, la ballade américaine : quelque chose qui rend absolument humaine et lumineuse l’obscurité.

*Une île lointaine, de Frank Andriat. Chez Ker Éditions, collection Double Jeu. En librairie le 13 septembre 2023.

Trois solitudes puissantes.

Un été dans la Poche (5/5). On pourra ne pas du tout être d’accord avec l’attitude de la grand-mère du livre* (dont je ne peux rien dire sous peine de spoiler l’intrigue), mais on s’accordera tous à dire que Constance Rivière a écrit là un très délicat second roman – même si, comme cela semble être de plus en plus « à la mode » et au vu de sa note très personnelle en fin de livre, on peut soupçonner que le réel bouscule ici la fiction. 
Voici donc La maison des solitudes, une histoire de maison et de trois femmes puissantes, grand-mère, mère et fille, unies et désunies par un même drame qui trouve son épilogue tragique alors que meurt la grand-mère à l’hôpital dans ce qui semble être la première vague de la Grande Pandémie, soit au printemps 2020. La narratrice, sa petite-fille, l’y rejoint et, après mille difficultés pour parvenir à son chevet (souvenez-vous qu’il était alors interdit de voir nos morts, de les enterrer), arrive à lui parler enfin ; une discussion à sens unique, forcément bouleversante. 
Outre l’histoire mélancolique et cruelle, c’est l’écriture de Constance qui s’impose. Elle est belle, inventive, légère et grave, finit par s’insinuer en nous, comme une musique — le piano d’Anouar Brahem, par exemple. Et c’est là toute la force d’un livre ; continuer à nous habiter.

*La maison des solitudes, de Constance Rivière. Au Livre de Poche depuis le 1er mars 2023.

Anatomie d’un roman.

Un été dans la Poche (4/5). Voici le second roman* de l’américaine Virginia Reeves, fort attendu après l’excellent Un travail comme un autre (2016) qui évoquait l’arrivée de l’électricité dans l’immense Alabama au début du siècle dernier, la fin d’un monde, l’épuisement de la terre.
Cette fois, c’est dans une autre immensité qu’elle nous transporte. Le mariage. Celui d’Ed et de Laura. Mariage d’amour. Lui psychiatre, elle peintre. Les voilà qui s’installent dans le Montana où il prend la direction d’un hôpital (psychiatrique).
Mais voici que la pire des invitées s’installe dans le couple. La jalousie. La sournoise, la lente, l’empoisonneuse. Et il n’en faut pas plus à Reeves pour nous autopsier tout cela de main de maître, dans un style certes ultra classique mais ô combien efficace où, touche après touche, la mâchoire de la défaite du couple se referme, broyant les rêves, les chairs et même les rédemptions possibles. Enfin un grand roman américain sans niaiseries ni happy end. Espérons simplement que les Moms for Liberty ne viendront pas tout censurer…

*Anatomie d’un mariage, de Virginia Reeves, traduit en français par Carine Chichereau. Au Livre de Poche depuis le 31 mai 2023.

Bref rapport sur le rapport chinois.

Un été dans la Poche (3/5). Selon le bon vieux Larousse, hilarant se définit ainsi : Qui provoque des éclats de rire. Voici donc un livre qui a déclenché des éclats de rire chez au moins un journaliste du Monde, et je suppose qu’il a dû rire du même rire qui éclatait parfois avec les films de Jean Yanne car il y a assurément du Jean Yanne chez Pierre Darkanian : le Yanne de Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, voire Les Chinois à Paris. Le rapport chinois* est un bon gros premier roman, plus absurde qu’hilarant, puisqu’il raconte la vie d’un certain Tugdual Laugier recruté à prix d’or par un bien curieux cabinet de conseil où il ne croise jamais personne sauf un hurluberlu, et qui se voit, après trois ans d’inactivité totale, chargé de rédiger un rapport pour un fumeux client chinois, rapport dans lequel il explique sur 1084 pages que pour accroître davantage l’économie chinoise, celle-ci doit réinventer la baguette en France en s’appuyant sur ces trois piliers : faire aussi bon, beaucoup moins cher et en vendre beaucoup plus. Fumisterie ? Génie ? Satire du monde le finance ? Le rapport divise. Mais là où l’on retrouve ce bon vieux Jean, c’est dans l’art consommé de la dérision de Darkanian, son côté Kafka chez Les Pieds Nickelés ou Wodehouse chez Louis de Funès et, sans éclater de rire, ce roman fort réjouissant vous fera sourire plus d’une fois — sourire, activité grandement indispensable en cet été pas drôle pour un sou.

*Le Rapport Chinois, de Pierre Darkanian. Au Livre de Poche depuis le 3 mai 2023.

Les livres ont des oreilles.

Un été dans la Poche (2/5). Bien qu’il y soit question de surdité, ce premier roman d’Adèle Rosenfeld fait un étrange et bel écho à celui de Françoise Grard qui, elle, évoquait sa cécité à venir. Voilà donc un second texte en quelques mois, au fort joli titre, Les méduses n’ont pas d’oreilles, sur le handicap intime, dans lequel Louise, (on imagine qu’elle a 25/28 ans) nous raconte sa perte définitive d’audition. 
Et dans silence qui s’annonce, Louise compile les bruits de sa vie dans une sorte d’herbier poétique, une espèce de bande-son pour son existence sourde à venir. Et dans l’espace de ce vide, les mots volent, remplissent sa tête de personnages fabuleux, comme des héros d’enfance, mais ici des héros d’adulte, et c’est eux qu’elle entend désormais, eux avec qui elle n’a pas besoin de lire sur les lèvres, de deviner les trous dans les mots, les abîmes dans les conversations. Et voilà qu’il lui est offert la possibilité d’être implantée, de revenir au réel, aux fureurs du monde. Mais si le silence était une langue, finalement ? Un poème sans fin ? Un poème vrai ?

*Les méduses n’ont pas d’oreilles, de Adèle Rosenfeld. Aux éditions Le Livre de Poche. En librairie depuis le 7 juin 2023.

Ø.

Un été dans la Poche, 1/5. En danois, Ø signifie île et l’on peut penser que le danois est une langue précise puisque pour évoquer l’isolement elle n’a besoin que d’une lettre. Ceci explique sans doute pourquoi une brillante primo-romancière danoise n’a besoin que de 180 pages* pour évoquer la mémoire de deux générations avant elle. 
La voici, Siri Ranva Hjelm Jacobsen, celle qui fait le grand écart entre les îles Féroé où s’enracine son histoire et le Danemark où elle vit, à nous entraîner vers ses origines dans un périple d’une grande beauté, immense poésie, sur les traces de ses ancêtres, mélange de mythes et de violence, car tout commence toujours avec la Guerre (en l’occurrence, la Seconde), mais ici les bottes peignent l’herbe, les marins font jaillir des îles flottantes et les enfants défigurés par les forceps forcent l’amour des îliens. D’un exode tragique, d’une traversée difficile, des violences du monde, Siri Ranva Hjelm Jacobsen compose un opéra de vents salés, de bruits de pierres et de chairs pâles, qui possède la grâce de réunir deux cultures et de nous faire boire, jusqu’à l’ivresse, la beauté âpre d’une vie loin de tout inutile.

*Île, de Siri Ranva Hjelm Jacobsen. Traduit de fort belle manière me semble-t-il par Andreas Saint Bonnet. Au Livre de Poche depuis le 26 avril 2023.

Ah, vivre ensemble*.

J’avais évoqué ici, en mars 2021, un étonnant petit roman de Michelle Brun, La Providence, et voilà qu’elle a la gentillesse de m’adresser son épatant dernier opuscule : Tom et Louise et les hurlants de la rue Edmond Rostand**. 
Ce qui, immédiatement, et dès la couverture, m’a fasciné dans le titre, c’est cet adjectif dont on ne sait pas s’il renvoie à un texte fantastique du dix-neuvième siècle — dont Poe, Brontë et par chez nous, Leroux, étaient maîtres —, ou à une bête, un monstre, un fantôme, jusqu’à ce qu’on découvre, et c’est bien pire, qu’il définit des voisins. Des salopiauds de voisins. Ceux de l’appartement 7, capables d’attacher et de laisser crever leur clébard sur le balconnet, crier le chiard, jeter leurs immondices par les fenêtres, injurier, menacer, frapper, casser, hurler et terroriser tout un petit immeuble (dont les émouvants Tom et Louise), cette petite communauté aimable et désemparée dont les appels répétés au secours auprès du syndic, de la police et de la mairie restent lettres mortes. Et le resteront longtemps.
Je ne sais pas dans quel contexte Michelle Brun a écrit cette histoire (en deux petits tomes, comme le Tom du titre), mais il faut reconnaître qu’elle fait un glaçant écho à la situation actuelle dans bien des immeubles de cités et souligne, s’il en était encore besoin, l’illusionnisme de l’utopie de la Cité Radieuse et le triomphe de la bêtise (bêtise comme bête, bête comme aveuglement, aveuglement comme politicien) : celle qui consiste à se coucher devant un seul hurlant plutôt que de protéger, et donc d’aimer, l’immense masse des silencieux. 

*Il semblerait que tout récemment, not’bon président préfère que l’on utilise l’expression « Faire nation ». Bon, si ça lui fait plaisir.
** Tom et Louise et les hurlants de la rue Edmond Rostand, (tome 1 et 2), de Michelle Brun. Édité par l’auteur. Pour le commander : michelle.brun@orange.fr

Son père.

Voici un livre de beautés et de douleurs délivrées par un fils qui retrouve la mémoire perdue de son père ; une mémoire viciée depuis un drame survenu en 1972, dont l’état empire en 2019, dans la chambre 219, précisément, de la clinique Bizet, où le père oublie soudain les dates, bientôt les visages, tous les parfums. Voici donc un magnifique récit-roman sur la mémoire, celle d’un homme de ce peuple d’Irak, muselé, surveillé, torturé ; sur l’exil ; sur la chute de ce pays qui inventa l’écriture. La mémoire vivante d’un père qu’un fils veut faire perdurer, remonter à la lumière du monde pour l’écrire mieux, pour éclairer la suite, peut-être même changer le regard sur ces hommes flous que l’on croise sans vraiment les voir, sur le parvis de Notre-Dame, par exemple, vendant à la sauvette des cartes postales pour nourrir leur famille, des hommes dont ne soupçonne pas la tragédie, la longue route d’épines jusqu’à parvenir à la survie — plus jamais la vie, juste la survie. Feurat Alani peut être fier de son bel ouvrage. Son père ne mourra plus maintenant. 

*Je me souviens de Falloujah, de Feurat Alanai. Éditions JC Lattès. En librairie depuis le 1ermars 2023. A figuré sur la liste du Prix Pagnol, finaliste du Goncourt du Premier roman. C’est dire.