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« Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux… ».

Pas de livre cette fois-ci mais un texte*. Un texte pour le théâtre. Un texte hanté de beauté et de violence, d’obscurité et d’envol.
Ève a dix-huit ans. Voilà plus de dix ans qu’elle a été kidnappée par Frank. Emprisonnée dans sa maison. Menottée lorsqu’il s’absente. Devenue esclave, oiseau englué, mazoutée de mépris, déshumanisée comme l’était le Schmürz de Vian.  
Des viols répétés, un enfant est né. 
Frank apporte un Baby-Phone pour qu’Ève puisse entendre l’enfant enfermé dans sa chambre.
Un jour, sur la longueur d’onde de l’appareil, une voix se fait entendre de l’extérieur…
Pierre Tré-Hardy nous offre un texte remarquable sur la folie des hommes. Sur tout ce que l’on peut voir les yeux fermés. Un texte au scalpel. Un incision parfaite. Qui libère nos grâces d’oiseaux enfermés en nous-mêmes. 
C’est rare.
Tellement précieux.

Et comme un bonheur dit-on ne vient jamais seul, voilà que ce texte magnifique offre à Sara Giraudeau le Molière de la Meilleure actrice 2023 — Théâtre privé. Chapeau.

*Le syndrome de l’oiseau, de Pierre Tré-Hardy. La pièce a été créée au théâtre du Rond-Point à Paris en janvier 2023, avec Sara Giraudeau dans le rôle d’Êve — quelle bonne idée —, Renaud Meyer celui de Frank. Et la voix de Denis Podalydès.

On pourrait croire que c’est une histoire simple.

Julien, photographe parisien, retourne à Argelès-sur-Mer, dans les Pyrénées orientales, où l’on peut observer des libellules, des lézards ocellés, des hêtraies et des chênaies mais aussi ses retrouvailles avec cette plage d’enfance et surtout celles avec sa vieille mère. Mystérieuse vieille mère, amoureuse du souvenir de son mari brigand disparu et désirée par son vieux voisin, photographe lui aussi, — tiens, tiens ; bref, une histoire (faussement) simple comme les aimait Sautet, du vent du sud, du sable qui pique les yeux, on pourrait d’ailleurs croire que ce sont des larmes, des adieux qui s’éternisent, une mère qui part, une nuit qui tombe. Mais ce qui est absolument troublant dans ce roman* d’un autre âge, ai-je envie d’écrire, c’est justement ce parfum sentimental suranné, la délicatesse des sentiments chez ce Julien de 45 ans, en train de tomber amoureux d’une comédienne et qui passe par toute la palette des émotions adolescentes, comme s’il voulait ne pas grandir, juste rester un fils, presqu’un enfant, tandis que meurt sa mère. Me revenaient à la lecture ces films des jeunes années Trintignant, Philipe, Ronet et autres éternels amoureux, et c’est dans cette nostalgie que le livre d’Éric Genetet s’avère le plus captivant.

*On pourrait croire que ce sont des larmes, de Éric Genetet, aux éditions Héloïse d’Ormesson. En librairie depuis le 27 janvier 2022.

Une île entre le ciel et l’eau.

Comme les habitants de cette île qui y ont un jour débarqué par hasard, c’est par le même hasard que j’ai découvert ce petit livre* d’un auteur bien rare — 4 livres en 16 ans — ; un livre également bien rare puisqu’il parle avec une force et une simplicité ahurissantes du cœur des hommes et d’une fraternité possible.
Sur cette île à quelques encablures du continent où gronde la folie d’une dictature, débarque un certain Benjamin, beau comme un pâtre grec, qui va rapidement être accepté par cette communauté de taiseux et bousculer le destin de chacun. Je pense bien sûr au Bobi du Que ma joie demeure de Giono. Je pense au harfang, l’oiseau-roi du Grand Silence de Durand. Je pense aux gars du Mouvement Lorraine, en 42. Je pense que « Maritimes » est un immense petit livre, une île de poésie et d’humanité.

*Maritimes, de Sylvie Tanette, publié aux éditions Grasset le 12 mai 2021.

Un roman capital.

Périphéries* est le roman des invisibles. Roman noir puisque c’est dans le noir qu’on voit le mieux la lumière. Il est le roman du réalisme escamoté, des douleurs étouffées, des vies effacées. Voici l’histoire de Virgile, Manouche établi avec les siens sous le pont de Clichy ou de Gennevilliers, bidonville de la honte, fatras d’improbables et de suies, dans cette France si prompte à évoquer ses Lumières et qui a beau jeu de les éteindre sur ses hontes. Virgile a 20 ans. Il a l’âge des envols. Mais sa peau est de la mauvaise teinte, ses cheveux d’un noir suspicieux, son corps trop menaçant à cause des tractions et autres shrugs — ce corps dont il prend soin car il est la seule maison qu’il possèdera jamais. Alors Virgile rêve de retourner dans sa Roumanie natale, d’y emmener avec lui sa tribu, comme un marin s’en retourne au port, dans sa langue, dans ses odeurs et son sang. Mais Virgil tombe amoureux. De celle qu’il ne faut pas. Yasmine. Celle qui a un frère, et lui aussi un code d’honneur — même s’il est au prix du déshonneur des femmes et de la violence démesurée des hommes.
Et Virgile chute. Mais la plume magnifique, nerveuse, dense et qui danse de Philippe Lafitte le rattrape. Car les rêves, et le tout premier d’entre eux, la liberté, ne pourront jamais, pour Philippe, se fracasser au conformisme d’une société française, parfaite petite Tartuffe qui continue à couvrir ces seins qu’elle ne saurait voir. C’est en cela que Périphéries est un livre de combat, un livre d’amours, et qu’il est formidable. 

*Périphéries, de Philippe Lafitte. Au Mercure de France, Collection Bleue. En librairie depuis le 2 février 2023.

Un livre à mon chevet.

Je viens de le* refermer et je ne sais pas ce que j’ai lu.
J’ai lu des forêts, du vent et de la neige.
J’ai lu la Terre qui gronde, les lichens et les orages.
J’ai lu une chienne de berger sexuellement abusée par un homme, j’ai lu un autre homme qui préfère la compagnie des livres, une septuagénaire qui écoute ses os craquer quand elle se baisse pour caresser les herbes, sentir la tiédeur des pierres et la froideur du poil d’un âne mort.
J’ai lu un livre en train de s’écrire, un livre traversé par des ruisseaux d’alpages, par le temps qui conduit à l’obscur ; un livre qui allait s’appeler Un chien à ma table.
J’ai lu un monde qu’on avait maltraité et que la littérature ne sauvera pas.
J’ai lu un livre à mon secours, lu la beauté de ce que je soupçonnais, que je ne voyais plus.

*Un chien à ma table, de Claudie Hunzinger. Éditions Grasset. En librairie depuis le 24 août 2022. Prix Femina 2022.

Sombre.

Voici un livre de journaliste*. C’est-à-dire précis, factuel, méticuleux. Mais comme il est aussi celui d’une femme, il laisse parfois transpirer une honte, celle du doute qu’ont souvent les hommes à propos de la parole des victimes d’agressions sexuelles. Et c’est dans ces affleurements que le texte d’Alice Géraud trouve ses ailes.
Sambre est donc le récit glaçant des trente ans d’agressions et viols commis par Dino Scala, dit « Le violeur de la Sambre », bon père de famille, entraîneur de l’équipe locale de foot, bon gars, bon pote. Comme toujours. L’enquête montre les errements des policiers, l’impossibilité entre trois commissariats proches de relier ces affaires, mais surtout le peu de cas qu’il est fait de la parole des victimes. C’est là l’immense violence de cette affaire.
Mais le plus effroyable est niché page 365. La mère de Scala lui écrit en prison. Elle évoque ces salopes pour désigner les victimes, se demandant si elles ont pris du plaisir
Il y avait 56 salopes recensées au jour du procès. Et combien d’autres encore emmurées dans le silence ?

*Sambre, d’Alice Géraud. Aux éditions Lattès. En librairie depuis le 11 janvier 2023. (Photo issue du compte Twitter de l’auteur).

Drôle de titre pour une rencontre.

Imaginez un fil à linge. Sur ce fil sont accrochés une dizaine de vêtements appartenant à des personnes différentes. C’est la géographie de ce livre*.
Je m’explique. 
Le fil, c’est la trame : en 2021, une femme (Irène) est chargée de restituer les milliers d’objets dont L’International Tracing Service à Arolsen, Allemagne, a hérité à la libération des camps. Les vêtements sur mon fil, ce sont les survivants ou leurs héritiers qu’elle se met à rechercher.
Le Bureau d’éclaircissement des destins est donc cette longue glissade sur le fil de l’Histoire (récits des camps, des enlèvements d’enfants pour abonder la Lebensborn, tortures, corps émiettés, déshumanisation, violences, atrocités, faim, soulèvement du ghetto de Varsovie, représailles ahurissantes, corps brûlés, démembrés, homosexuels gazés, handicapés, roms, fous, fosses communes, rien ne nous est épargné — impressionnée sans doute qu’a été Gaëlle Nohant par la découverte du Shoah de Lanzmann et celle de ce centre** qui conservait les traces de la déportation de Robert Desnos), cette longue glissade donc, entrecoupée par les rencontres avec les héritiers. C’est là, dans ces retrouvailles avec l’histoire de leurs origines que se niche la grâce de ce livre car quelle émotion opposer à celle, tonitruante, indiscutable, pratiquement insupportable de cette mémoire qui ne cesse jamais de hurler ? Quel regard peut rivaliser avec celui d’un être qui en regarde un autre entraîné dans un four ? Elle est là l’audace de ce livre imposant, dense, documenté (trop ?) : opposer à l’émotion écrasante des camps la fragilité de verre de la quête d’une femme.

*Le Bureau d’éclaircissement des destins, de Gaëlle Nohant, chez Grasset. En librairie depuis le 4 janvier 2023. 
**Pour en savoir plus sur le centre d’archives d’Arolsen, c’est ici.