Une vieille dame entend un bruit dans son appartement. Cela devient une obsession. Sa fille et son petit-fils débarquent pour l’aider à débusquer l’origine de ce bruit, mais eux n’entendent rien. Qu’entend-on d’ailleurs du bruit des autres, de leurs cris de silences, de leurs douleurs muettes ? Ce bruit qu’elle est seule à entendre, ce bruit dans sa tête, c’est le bruit, disait Prévert, que fait le bonheur en s’en allant. Le bruit du temps où l’on vivait ensemble dans ce merveilleux quartier de Marakech, « ce bruit qui se forme quand les vies s’affirment » (page 122) ; et puis le tragique du temps ; le bruit devient pierre et la pierre silence, qui écrase les derniers murmures des derniers juifs, emportant tout et nous abandonnant au vacarme du nouveau monde. Tout le bruit du Guéliz* est un premier roman brillant, poétique et mélancolique — et j’aime profondément l’idée qu’un jeune écrivain de 27 ans ait eu l’audace de se retourner et de retourner au chemin parcouru pour arriver jusqu’à lui.
*Tout le bruit du Guéliz, de Ruben Barrouk, aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 21 août 2024.
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J’adore les rencontres.
Comme celle-ci l’an dernier à la Foire du Livre de Paris.
À l’issue d’une autre rencontre publique animée par Mohammed Aïssaoui, voilà que je fus abordé par une femme qui venait d’écrire un roman et me demandait si je voulais bien le lire.
Bien sûr, répondis-je.
Je reçus son manuscrit à New York, quelques semaines plus tard. Il était fort épais et son titre m’inquiétait un peu. Je le mis donc sur ma pile — pour plus tard. Et plus tard, justement, elle me demanda par mail si j’avais eu le temps d’y jeter un œil.
Bien joué.
Je me mis donc sans tarder à sa lecture et, dès les première pages, fus happé, séduit, envouté même, par son écriture brillante, lumineuse, poétique et parfaite. Tout autant que par son histoire.
Celle d’une femme qui cherche à se retrouver après les bousculades d’un père, les errances d’une famille, les tourbillons d’une vie ; une femme qui décide enfin de s’aimer car il n’y a qu’en s’aimant que l’on peut aimer le monde.
Et être aimée à son tour.
Le Tube de Coolidge* est un premier roman d’une très grande beauté ; immense, comme le talent de son auteur.
Quel bonheur, dix-huit mois plus tard de le savoir là. Vivant. Un cœur qui bat à portée de main.
*Le tube de Coolidge, de Sonia Hanihina, chez JC Lattès. En librairie le 21 août 2024.
Un auteur à suivre, à filocher, à traquer.
Voici un premier polar* si bien fait qu’on le croirait d’ailleurs traduit de l’américain, et s’il n’est pas encore, scénaristiquement parlant, au niveau d’un Block ou d’un Connelly, parions que Alain Decker, d’ici deux ou trois livres comptera parmi les grandes plumes polardeuses françaises.
Jours de ténèbres se lit d’une traite par la grâce de son écriture fluide, son rythme et ses ténèbres, et même si je pense que le tout aurait gagné à être resserré (mais que voulez-vous, quand on écrit un premier livre on est toujours un peu bavard), on tient là ce genre de livre haletant qui nous pousse toujours plus vite à en connaître la fin.
Le problème, comme souvent chez Harlan Coben d’ailleurs, c’est que ces histoires qui commencent sur les chapeaux de roues peinent à délivrer un final à la hauteur de leurs promesses car, franchement, les raisons qui poussent un assassin (à part ceux du génialissime Thomas Harris) à énucléer, dévorer un cœur ou coudre une bouche ne sont jamais vraiment une surprise.
Mais ce n’est pas là l’important dans un polar. C’est le chemin qui nous a fait panteler, tourner les pages en tremblant, donner envie d’être à la fin déjà et surtout ne pas y être encore, et de ce côté-là, Decker a plus que tenu la corde.
*Jours de ténèbres, de Alain Decker, aux éditions Robert Laffont, coll La bête noire. Grand Prix des Enquêteurs 2023. En librairie depuis le 14 septembre 2023.
Un long voyage en mère.
Dans la dédicace qu’elle a jointe à son livre, Karine m’écrit ceci : Bienvenue à bord de Dernier bateau pour l’Amérique où s’enchevêtrent la fiction et la vrai vie, le très intime et la grande histoire ».
La fiction, c’est ce que Karine va tenter de reconstituer de la vie de sa mère qui vient de mourir, et la vraie vie est ce qu’elle va en découvrir : cette effarante absence d’amour maternel. C’est là, dans cette lisière floue entre la réalité et la vérité qu’elle navigue avec beaucoup d’émotion et de pudeur, dans le sillage reconstitué (dont on pourrait dire d’après une histoire vraie) de sa mère.
Parlons-en, de sa mère. La guerre. La persécution contre les juifs. La fuite en bateau en Amérique. Son immense don de pianiste. Cette vie au loin qui s’ouvre, comme une promesse. Et puis le retour à Bruxelles, cette déchirure. Ce piano qui la suit, comme une ombre, une joie, une menace. Et l’amour enfin. Un goy. Un beau parleur. Un salaud. Et la chute infinie en soi.
Revenons à Karine. Une auteure qui soudain interrompt le roman qu’elle est en train d’écrire pour écrire ce livre-ci parce que sa mère vient de mourir et que le froid se fait tout à coup. Violent. Des ronces de glace. Il lui faut alors urgemment dénicher, débusquer, déterrer même, les mots qui la séparent et la relient à cette mère fantôme.
Dernier bateau pour l’Amérique est le beau livre d’une traversée à travers un livre en train de s’écrire. Le plus difficile. Le plus douloureux.
Le livre sur la mère.
* Dernier bateau pour l’Amérique, de Karine Lambert, aux éditons La Belle Étoile. En librairie depuis le 13 mars 2024.
Irène Frain est un roman.
Voici qu’un jour un certain M. invite Irène à animer un atelier d’écriture et qu’Irène n’écoutant que son cœur rempli de mots accepte bien volontiers et se met alors à écouter* justement les mots de son cœur. Écouter ce qu’ils disent, les mots ; ce qu’ils disent quand ils parlent ou se taisent, car le silence est parfois bavard.
Elle ausculte alors les mots en formidable romancière qu’elle est, mais plus encore en jeune fille jamais guérie d’une curieuse mère. C’est cette curiosité intime qui anime tous ses livres, jusqu’à celui-ci où elle tente de remonter ses propres torrents d’écriture comme un saumon qui va se reproduire. Ainsi reproduit-elle les peurs de l’écriture, les doutes, les tragiques banalités et les grâces folles et si, in fine, elle persille ici et là quelques précieux conseils aux apprentis écrivains, elle partage surtout brillamment son vertige d’auteur, de femme et d’enfant jamais tout à fait guéris. Ce qui fait de sa vie le plus beau de ses romans.
*Écrire est un roman, de Irène Frain, aux éditions du Seuil. En librairie depuis le 6 octobre 2023.
Chick lit place Vendôme.
Aimée, la mère d’Agathe, meurt d’une crise cardiaque.
Agathe, 34 ans, découvre alors chez sa mère des lettres d’hommes et des bijoux.
Aimée était très aimée.
Et très gâtée.
Les bijoux sont signés Van Cleef & Arpels et valent leur pesant de cacahuètes.
Agathe, du nom d’une pierre, cherche alors à rencontrer ces généreux amants donateurs de bijoux, espère peut-être que l’un d’eux est son père.
Elle pénètre le monde fascinant des bijoux. Celui moins fringant des hommes.
Et voilà qu’elle rencontre un bel belgo-indien.
On est alors page 228 — car tout cela prend du temps —, elle pense : « J’aimerais tant cesser d’être prudente » et, page 263, elle cesse enfin d’être prudente : « Elle presse alors finalement légèrement la main d’Ashok avant de se tourner vers lui ».
À la fin, elle a un papa, un amant, et se dit, page 285, la dernière du livre, qu’elle « est au début d’une magnifique histoire ».
Bref, à l’heure des livres militants, féministes, anti-truc et muche, Carat* est un délicieux ovni.
*Carat, de Marie Charvet, aux éditions Grasset. En librairie depuis le 3 avril 2024.
Pourquoi n’avais-je jamais lu Izzo ?
Et voilà qu’une amie lectrice m’offre la trilogie de Jean-Claude Izzo, Total Khéops, Chourmo et Soléa. À la faveur d’un déplacement à l’étranger, heures d’attente dans les aéroports, j’ouvre le premier tome * et tombe immédiatement sous le charme violent de l’écriture, l’incandescence de Marseille, l’urgence de vivre ou en tout cas de ne pas mourir. Voilà que je replonge dans tout ce que j’aimais chez Lawrence Block et plus tard chez Michael Connelly (des débuts), un vrai roman noir, roman comme dans littérature et noir comme dans âme humaine. Voilà que je découvre un héros comme on les aime, c’est-à-dire pas du tout un héros, mais un homme avec ses clopes, sa bibine, son immense amour des femmes et son incapacité bouleversante à en garder aucune, un flic qui tiendrait à la main son cœur comme une arme. Et c’est déchirant.
Quant à ceux qui préfèrent le côté policier du roman noir, il y a des meurtres pourpres et un viol bien moche, une immondice sur l’immondice des hommes.
*Total Khéops, de Jean-Claude Izzo, Folio Policier.
Dessine-moi un roman.
« Un premier roman » nous précise, en orange fluo, le bandeau de couverture. Mais le onzième livre de son auteur. C’est dire qu’au rayon des mots (et des dessins puisqu’elle est auteure de bédé), elle en connaît un rayon.
La voici qui délaisse, le temps de 113 pages, son cayon de papier pour un clavier ou un stylo bille et nous offre Du même bois, un roman écrit comme on dessine, dessiné comme on croque, croqué comme on broie. Car chez Marion Fayolle l’écriture est avant tout une langue, celle de ses personnages, fermiers de génération en génération, tous faits du même bois, des mêmes mots, de la même façon de regarder le monde — celui qui s’arrête à l’enclos, celui qui s’éclaire parfois des lampions du même bal et se réveille aux même beuglements de génisses. Une langue imagée (logique quand on est dessinatrice), haute en couleur, capable de merveilles absolues, belles comme des tableaux. Il y a quelque chose de sublimement désespéré dans ce bref roman — de ce désespoir poétique qui fait de chaque brin de lumière la vie même, comme les champs d’un certain van Gogh ou les ciels d’un certain Turner.
*Du même bois, de Marion Fayolle. Éditions Gallimard. En librairie depuis le 4 janvier 2024. Prix Marcel Pagnol 2024.