D’habitude, Jean-Louis m’envoie toujours son nouveau livre*. Cette fois-ci, je l’ai attendu. Longtemps. Sans doute n’avait-il lui-même plus le temps d’attendre son tour à la Poste. D’attendre que le livre traverse l’Atlantique pour me retrouver. D’attendre que je le lise. Que je lui fasse part de mon sentiment. J’ai tout de même attendu 5 mois (je suis patient) et lorsque je n’ai plus eu le temps d’attendre, je l’ai finalement commandé. Pour l’avoir cette fois tout de suite. En une seconde. Et il est arrivé sur ma tablette Kindle en 0,9 seconde, après que l’on m’ait allégé en 0,05 seconde de 13, 99 euros, ce qui en fait, aux nombre de mots écrits, l’un des livres les plus chers du monde**. Impatient cette fois, j’ai aussitôt commencé à le lire, ce qui m’a pris 21 minutes car Jean-Louis n’a sans doute pas non plus eu vraiment le temps d’y passer du temps, ou alors, probablement impatient qu’il était de l’achever, l’a persillé de très peu de mots, comme à sa chère habitude ; ses mots, a-t-il coutume de dire, comme des petits sillons dans un jardin japonais. Beaucoup de blanc. Beaucoup d’air. Un écrin, en somme. Ce nouvel opus fournierien ressemble à ses précédentes livrées : adages, aphorismes, axiomes et, comme toujours des jeux de mots rigolos, des petites histoires drôles qui épinglent avec malice nos défauts de pauvres humains et cachent, pour qui sait décrypter le Fournier, sa peur du peu de temps qu’il reste. Ce qui en fait, in fine, un tout petit livre fragile et touchant.
*Je n’ai plus le temps d’attendre, de Jean-Louis Fournier. Éditions Lattès. En librairie depuis le 24 février 2021. (18,90 en papier et 13,99 en numérique…). **À l’exception peut-être des livres de poésie, mais la poésie n’a pas de prix.
Quel bonheur parfois, l’improbable. Voici que, président du Salon du livre de Villeneuve-sur-Lot (en 2019), il me fut loisir d’inviter gens de bonne compagnie. Il s’en trouva parmi eux deux qui ne se connaissaient pas, firent connaissance à leur tour, cette fois dans l’ambiance toujours joyeuse d’un restaurant asiatique, là aussi en bonne compagnie (voir photo ci-dessous). Les épices et l’alcool de riz sans doute abolirent les frontières, on se promit de se lire, de se revoir, bref on devint proches. Et voici que quelques temps plus tard, l’un (en Belgique) écrivit une magistrale farce* sur l’autre (en Espagne) et que l’autre préfaça avec espièglerie pour le plus grand bonheur de l’un. J’ai donc demandé à Frank de photographier et de légender son livre et à Romain de nous le présenter. C’est leur coup de cœur du moment. C’est aussi le mien. Bientôt le vôtre.
« Être sauvé par Bob Tarlouze ou mourir pour un spéculoos ? », s’interroge Frank Andriat, auteur de cette photo.
« Alors voilà, il suffit que j’abdique de mon statut de roi du loufoque français, que je me mette à écrire des romans sérieux avec des twists finaux à la Night Shyamalan, auxquels même le grand Michel Bussi ne s’attend pas (cf. Sous le parapluie d’Adélaïde) pour qu’un jeune Belge au sourire enjôleur (j’allais dire “enjoliveur”… mais cela, c’était avant, quand je n’écrivais pas des romans sérieux) prenne ma place sur le trône et me tire avec lui une dernière fois au fond du trou de la fantaisie et de l’absurde. Frank (attention, sans « c » pour nous embrouiller) Andriat. Je me souviens encore de notre rencontre, au salon du livre de Villeneuve-sur-Lot, sous l’égide de ce même Grégoire Delacourt qui sévit aujourd’hui sur ce petit morceau d’Internet, dans un restaurant chinois, en (très bonne) compagnie du merveilleux Boualem Sansal. Frank me promet qu’il va lire le Fakir. Quelques jours après, il me téléphone, m’avise qu’il l’a terminé et qu’il va lire tous mes livres, l’un après l’autre. Cela sonne à mon oreille comme une menace. Quelques jours plus tard, il a terminé mon œuvre (oui, je ne suis pas Proust), m’informe qu’il se lance dans l’écriture d’un roman dans lequel je serai le héros, nouvelle menace. Qu’il met à exécution sans pitié. Reprenant le personnage qui a fait son succès planétaire, Bob Tarlouze le magnifique, il édifie une mission mondiale : sauver votre serviteur, Romain Puértolas, qui n’a jamais autant été en danger. On y retrouve une plume envolée mais acide, on y croise nombre de mes personnages (Jeff Palourde, cousin de Gustave, Mohammed Mohammed, bref, il vous faudra une solide connaissance en mes romans pour profiter au maximum de cette nouvelle aventure, mais les néophytes y trouveront également leur compte de rebondissements), dont ma femme ! Frank ose tout, exagère ce que j’avais porté au comble de l’exagération dans le Fakir enfermé dans son armoire IKEA, dans La petite fille (faisons court, nous ne sommes pas payés au mot), dans Re-vive l’Empereur, et autres Tout un été sans Facebook. Tous se croisent dans cette orgie de mots, ce vaudeville désopilant. Bref, le roman le plus emblématique de mon époque loufoque, le plus drôle aussi, ce n’est pas moi qui l’ai écrit, mais Frank ! C’est un comble ! Ce soir vous êtes heureux car la pandémie est en passe de devenir un mauvais souvenir et vous vouliez le fêter en vous soulant au champagne ? Lisez Sauver la peau de Romain Puértolas, vous aurez l’ivresse et le plaisir sans le mal de tête et les bulles… » (Romain Puertolas).
*Sauver la peau de Romain Puertolas, de Frank Andriat. Préface de Romain Puertolas. Éditions Genèse. En librairie depuis le 4 juin 2021. Le dernier roman de Romain, Sous le parapluie d’Adélaïde, est paru aux éditions Albin Michel en septembre 2020 . Le prochain est prévu début 2022.
Un été rue des Saints-Pères (9/9). Toujours impressionnant de s’attaquer à un roman*, le second de son auteur, dont la quatrième de couverture déclare : « (…) il confirme qu’il est l’un des plus grands auteurs américains contemporains », dont le Washington Post se fend d’un « Une œuvre de génie » et The Economist, « Un livre aussi puissant que subtil », parce que, s’il s’agit là d’une histoire non pas de séparation mais de fin de relation (en effet, R ., l’amant de l’auteur doit rentrer à Lisbonne, loin de Sofia où ils se sont rencontrés), c’est l’histoire d’un chagrin d’amour. Ou plutôt d’un chagrin de désir. C’est sur cette subtilité romanesque que doivent se fonder les avis dithyrambiques autour de Pureté. L’abandon de soi après l’abandon de l’amant. Ainsi esseulé, l’auteur va de rencontre en rencontre pour y trouver le plus de passion sexuelle, possible, le plus de brutalité, de perversion et de douleur et c’est là, pour moi, que le livre bascule également dans un porno gay dont la lecture instructive révèle un authentique talent d’écrivain car il en faut du talent pour narrer pendant 28 pages bien remplies une relation sexuelle sado-maso avec un inconnu, ainsi, page 50 : « Il répéta alors le mot que je ne connaissais pas mais qui, selon moi, signifiait du calme, et soudain ma bouche s’emplit de chaleur, vive et amère, son urine, que je pris comme j’avais accepté tout le reste ». Ou 30 pages de relations hard avec un garçon qui ne « veut être qu’un trou » (chapitre Le petit saint). Etc. Pureté est néanmoins un livre important car il évoque étonnamment le chagrin amoureux d’un homme au travers des supplices qu’il s’impose pour en sortir — ce qui m’évoque, de fort loin et toutes proportions gardées, le sujet du formidable Breaking the Waves de von Trier. Là où le bât blesse, c’est que ces pulsions d’impureté semblent bien antérieures à son chagrin. On dira alors que la faim justifie les moyens.
*Pureté, de Garth Greenwell. Élégamment traduit de l’américain par Nicolas Richard. Chez Grasset, éditeur à Paris, rue des Saints-Pères. En librairie depuis le 20 janvier 2021.
Un été rue des Saints-Pères (8/9). Chalumeau. Je me souviens de ce mot parce qu’il y avait une blague mnémotechnique à l’école qui disait qu’un chalumeau, c’était un dromaludaire à deux bosses, ainsi, lorsqu’on nous demandait combien de bosses avait un chameau, on répondait sans erreur. Bref, tout ça pour dire que Vice*, le nouveau roman de Laurent Chalumeau est avant tout une affaire de langage. Au-delà du sujet — la femme séparée de l’Attorney General du Grand État du Nouveau-Mexique s’en donne à cœur, mais surtout à corps joie de sa liberté sexuelle retrouvée ; tombe sur tout un tas de gaillards, du doux au bad boy qui adore filmer ses fellations dans le désert, en passant par un adepte des Incels, à savoir Involuntary celibates, sorte de tarés qui se vengent des femmes qui se refusent à eux, en gros en les torturant, tessons de bouteilles et autres délicatesses en tous genres — au-delà du sujet donc, qui nous rappelle que la liberté des femmes (le fameux Vice du titre) n’est pas encore une chose qui va de soi chez pas mal de mecs, épatant sujet au demeurant, traité de façon sulfureuse par Chalumeau, cette lecture a surtout été une balade dans une langue pour moi nouvelle. Je ne sais pas à quel style littéraire se relie ce livre. Gonzo ? Foutraque ? Western ? Djeun ? Provoc ? LSD ? Et si je me suis parfois senti, à la lecture de certains passages, « Lost in translation », comme disait Sofia Coppola, c’est cela aussi la grâce d’un livre. Être jeté dans ses vides.
*Vice, de Laurent Chalumeau. Aux éditions Grasset, sises rue des Saints-Pères à Paris. En librairie depuis le 12 mai 2021.
Un été rue des Saints-Pères (7/9). Au vu d’une ligne dans les remerciements : « À Jean-Paul Enthoven qui m’a incité avec amitié à oser me raconter enfin à la première personne » on suppose que le mot roman qui figure sur la couverture de La Vie de famille* est une argutie commerciale, tout comme le mot Nouveau dont on m’avait très tôt, dans la réclame, appris la valeur d’appel. Considérons donc ce livre comme un récit, et c’est justement parce que c’est un récit qu’il est tout à fait extraordinaire. Par l’écriture d’abord. Joyeuse, débordante, tumultueuse, jubilatoire, drolatique parfois, poignante à d’autres. Roegiers n’écrit pas, il chante, il vole et nous envole. Par les deux grands portraits ensuite qui composent son récit, celui de sa mère, celui de son père. Ah, sa mère. Il dézingue à tout va, griffe, fouette, emballe, claque, vitupère, langue de vipère, on est bien loin de la dégoulinade rose bonbon de la maman d’Albert Cohen dans son livre mausolée, on est ici dans la chair même d’un chagrin immense qui se traduit en colère laquelle est toujours un cri d’espérance. Et puis son père. Ah, son père. Cinquante ans d’amour avec sa femme et une fin de vie riquiqui, dans un studio d’étudiant, petit homme seul, ratatiné, qui perd la boule mais reste élégant jusqu’au bout des doigts. Je n’avais pas lu un portrait aussi poignant sur un père, sur l’étiolement, la disparition et j’ai refermé le bouquin en pensant que c’était pathétique la fin d’une vie et qu’on avait intérêt à sacrément en profiter puisqu’il ne reste rien. Rien que la douleur des enfants. Parfois un livre. D’un gamin de 70 ans.
*La vie de famille, de Patrick Roegiers. Chez Grasset, éditeur à Paris, sis rue des Saints-Pères. En librairie depuis le 15 janvier 2020. Une joliesse, page 67, qui n’a rien à voir : « Les chansons durent trois minutes, on s’en rappelle toute la vie ».
Un été rue des Saints-Pères (6/9). Dans Interiors (1978), de Woody Allen, il y a une scène où deux sœurs, par l’une des fenêtres d’étage regardent la troisième arriver et l’une demande à l’autre où en est la troisième de son art et l’autre répond (de mémoire): Elle en a les affres, mais pas le talent. Ces affres, c’est ce qui très tôt gangrène Oscar Coop-Phane (nom fabriqué par son anglais grand-père Coope, réduit à Coop, auquel il adjoignit Phane, le nom de l’amant de sa femme — page 69) qui décide à l’adolescence de devenir écrivain, lorgne* alors vers Le Feu follet de Drieu et se fabrique un costard digne d’Alain Leroy (sublime Maurice Ronet dans le film), nuits d’ivresses, tout y passe, alcools clairs, dorés, sombres, kétamine, cocaïne, speed, GHB et j’en passe, couche avec toutes les filles qui passent, n’en reconnait pas certaines une heure après le coup de reins, accouche de trois romans refusés, cherche la femme de sa vie comme une aiguille dans une botte de foin et finit par pondre un premier roman** à 24 ans, Prix de Flore, et voilà enfin le talent, contrairement à cette pauvre sœur dans le film d’Allen. Le vrai talent. Celui d’un authentique écrivain, même si écrire ne nourrit pas son homme ni la femme de sa vie ni leur fille. Mais ça nourrit les affres. Morceaux cachés d’une chose*** est un très beau livre sur une idée fixe, « le sentiment de ne jamais pouvoir libérer son esprit d’une obsession » (page 145), laquelle nous a donné ce formidable écrivain. Il n’a que 33 ans. Et c’est sacrément excitant de penser à tous les livres qu’il lui reste à écrire, et nous à découvrir.
*«J’avais commencé à penser à une réécriture du Feu follet, puis plus rien » (page 39). **Zénith-Hôtel, d’Oscar Coop-Phane. Éditions Finitude (2012). ***Morceaux cassés d’une chose, chez Grasset, éditeur sis rue des Saints-Pères à Paris. En librairie depuis le 15 janvier 2020.
Un été rue des Saints-Pères (5/9). Voici un livre* qui n’a de roman, je suppose, que le personnage principal d’Étienne Dardel (comme dard, darder, qui darde, qui pique), lanceur d’alerte de son état, double littéraire de David Dufresne, journaliste bien connu des services de police pour avoir fréquemment enquêté sur eux et leurs méthodes et qui nous livre ici un récit (comme on livre un coupable) sur les exactions policières au temps des Gilets Jaunes. Pour avoir moi-même raconté ces gars des ronds-points dans un roman cette fois**, je ne peux que me réjouir qu’un type aussi renseigné que Dufresne viennent mettre ses pattes dans ce bourbier car il ne faudrait pas qu’on oublie la violence dont a été capable l’État durant de longs mois – précisément l’usage excessif de la violence, dénoncée par l’ONU, tout comme les nasses, jugées illégales par le Conseil d’État –, qu’on n’oublie pas le mépris des gouvernants pour les mecs qui clopent et roulent en diesel, les Gaulois réfractaires, les 60 millions de procureurs, qu’on n’oublie pas cette répression démesurée qui a laissé un grand nombre d’éborgnés, de mutilés et de morts, dont la malheureuse Zineb Redouane, 80 ans, à cause d’une grenade lacrymogène reçue à la tête alors qu’elle fermait ses volets. Dernière sommation est la sommation faite à notre mémoire. N’oublions jamais ce qu’ils ont fait – eux, aujourd’hui si prompts à dégainer l’Ausweis de sinistre mémoire au moindre souci d’autorité.
Un été rue des Saints-Pères (4/9). Le titre annonce la couleur. La chromie de la couverture, la douceur de vivre. Et les deux silhouettes au loin, les pieds dans l’eau, l’amour. C’est oublier le curieux et discret sous-titre en page 5 : N’obéir à personne, pas même à la réalité. Ainsi donc, on devine que ces jours heureux sont davantage une promesse qu’une réalité et c’est là l’immense romantisme du nouveau roman d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre : nous faire penser au bonheur dans les jours de malheur. Voici donc l’histoire d’Oscar, fils de, en vérité du couple « le plus célèbre du cinéma », un temps amant de la maîtresse de son père, amoureux d’une autre qui au début ne l’attire pas (on pense à l’Aurélien d’Aragon), scénariste et tutti quanti, qui nous raconte une bonne partie de sa vie d’adulte, entre femmes brillantes, hommes désenchantés, monde clinquant, films engagés, amours contrariées, amitiés bancales, désir du désir, etc. Les Jours Heureux peut faire penser à un journal, avec ses états d’âme et ses petites espérances, sans les niaiseries adolescentes. À un film de Lelouch, à l’époque de ses grands crus, un peu d’Un homme et une femme, beaucoup des Uns et les autres. À la tragédie des amants du Lutetia. À un de ces sacrés bons romans, épais, à la bonne main, qu’on emporte dans un train, sur une plage, dans le calme d’une nuit qui s’annonce et avec lequel on sait qu’on passera un formidable moment. Car c’est aussi cela, la littérature. Une évasion sans fracas.
*Les jours heureux. D’Adélaïde de Clermont-Tonnerre. Chez Grasset, éditeur sis rue des Saints-Pères à Paris. En libraire depuis le 5 mai 2021.