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Un livre audio.

Un été rue des Saints-Pères (3/9). Voici un livre* écrit au dictaphone, selon son auteur, « Ces lignes, je suis en train de les dicter à un dictaphone », dicte-t-il page 151, comme pour s’excuser à l’avance de ne savoir écrire. « Je ne me sentais pas écrivain », dicte-t-il encore, page 69. Mais on n’en voudra pas à Thomas Lilti, médecin de qualité devenu réalisateur incontesté de n’avoir pas toutes les cordes à son arc d’autant qu’à la lecture de son livre (une vingtaine de chroniques dans lesquelles, à la faveur de l’arrêt du tournage de la Saison 2 d’Hippocrate et de son engagement comme bénévole à l’hôpital,) il s’interroge sur sa vocation d’écrivain, celle de cinéaste et surtout, me semble-t-il, celle de fils. Car c’est là toute la beauté de ce qu’il a confié au dictaphone – et sans doute la parole est-elle ici plus légère que l’écrit, les interstices analytiques plus fréquents et autorisent des confidences plus spontanées –, à savoir l’admiration qu’il a pour sa mère, écrivain qui n’a jamais été publiée et à laquelle sans doute il ne veut pas faire d’ombre en étant lui-même écrivain. D’où ce livre qui n’est pas écrit, ce qui en fait un objet fragile et beau, presqu’improbable. Une délicatesse.

*Serment, de Thomas Lilti. Chez Grasset, éditeur à paris, sis rue des Saints-Pères. En librairie depuis le 20 janvier 2021.
PS. Découvert cette scène terrible avec l’acteur Jacques Villeret, page 58, dont Lilti se défend du secret médical au titre que « tout le monde à l’hôpital savait que l’acteur était dans cet état-là. » J’eus préféré garder de l’homme, je l’avoue, la scène hilarante où il découvre des semelles de fromage dans ses grolles, dans le film Bête mais discipliné. Mais bon. 

Jetez-moi aux chiens, aux hommes et aux tabloïds.

Un été rue des Saints-Pères (2/9). En 2010, à Bristol en Angleterre, Christopher Jefferies était accusé d’avoir étranglé sa voisine Joanna Yeates quelques jours avant Noël. Le voici aussitôt devenu le monstre à lyncher, le fauve des tabloïds. D’anciens lycéens témoignèrent contre lui. On lui reprocha ses goûts élitistes, « En plus, il lit des livres ». Les torchons anglais se mélangent facilement avec les serviettes de l’injure et du mépris. Voilà Jefferies condamné, assassiné par la presse et innocenté par la vérité. C’est sans doute ce fait divers qui a inspiré Patrick McGuinness pour son second roman, Jetez-moi aux chiens*, une sorte de vrai-faux polar emmené par deux policiers, Gary et Anders, où un vieux professeur est accusé d’avoir occis sa jeune voisine. Et là, comme dans la vraie vie anglaise, c’est le déchaînement des médias qui est l’enjeu du livre, le lieu des réflexions (parfois mélancoliques, parfois drôles – so bristish, en fait) de McGuinness sur ce monde qui se repaît de rumeurs, de chairs, fraîches ou faisandées, mais de chairs. Ces tabloïds d’outre-Manche sont nos chers réseaux sociaux d’aujourd’hui. Le constat de leur toxicité n’est pas nouveau mais une fois encore glace le sang.

*Jetez-moi aux chiens, de Patrick McGuinness. Traduit par Karine Lalechère. Chez Grasset, éditeur sis rue des Saints-Pères, à Paris. En librairie depuis le 15 janvier 2020.

Black Mirror, épisode 23.

Un été rue des Saints-Pères (1/9). Philippe Grimbert, élégant psychanalyste et écrivain à succès, nous revient* sous les traits de Paul, psychanalyste et écrivain à succès sur le deuil. Sa femme Irène, poète dépressive, écrit de beaux poèmes dépressifs depuis que tous deux ont perdu l’un de leurs deux enfants. Ils sont désormais grands parents, goûtent à la lenteur des choses, à la solitude des retrouvailles à deux. Mais voilà que la dépression d’Irène est la plus forte et qu’elle se tue en voiture à l’endroit même où ses propres parents ont péri. 
Lors d’une conférence qu’il donne sur le deuil, Paul rencontre un curieux bonhomme qui lui propose de dialoguer avec Irène. En fait, c’est là que l’épisode (digne d’un des meilleurs de ceux de Back Mirror) commence, quand est prêt l’avatar d’Irène avec qui Paul a rendez-vous chaque soir pour papoter. 
Au début, c’est charmant. Irène minaude, sourit, prend de ses nouvelles, donne peu des siennes, « Je n’ai pas fait grand-chose, tu t’en doutes » (page 172), on se rêve à penser que c’est une idée formidable. Puis charmant, cela l’est moins. Ce qui devait être de joyeuses retrouvailles post-mortem vire à la désolation, à la conscience du deuil, justement. À l’essence même du chagrin. Et c’est là le tour de force de Grimbert dans ce roman au titre magnifique : faire revivre nos morts pour qu’on puisse choisir de les laisser enfin partir.

*Les morts ne nous aiment plus, de Philippe Grimbert. Chez Grasset, éditeur à Paris, sis rue des Saints-Pères. En librairie depuis le 5 mai 2021.

Plein des yeux.

Après 40 livres, Patrick Grainville, 74 ans, d’une vigueur littéraire toute viagranienne nous en offre une dizaine de plus avec ces Yeux de Milos*, un roman écrit à la sève d’un adolescent priapique et au sang épais d’un septuagénaire malicieux. Ainsi, dans ce 41ème roman peut-on lire une nouvelle histoire de Picasso et de Staël par un Gombrich érudit, un essai de tentation zoophile autour d’une oryx du Kalahari, décrite avec les mêmes mots suaves et humides que ceux que Grainville utilise parfois pour dépeindre les femmes, un guide touristique d’Antibes et de ses hauts-lieux fréquentés par les deux peintres suscités, une thèse sur le désir de Picasso pour les jeunes filles, les partouzes, une histoire de l’Espagne, un cours d’anatomie minotaurienne où les attributs couillus de la bête se confondent avec un vocabulaire légumier, un opuscule qu’aurait pu signer l’abbé Breuil, un traité d’archéologie, du crâne de l’Homme de Tautavel, du pithécanthrope du Roussillon et surtout, surtout, car l’heure tourne, quelques harlequinades bien troussées que je ne peux résister à porter à vos yeux d’autant qu’elles ont l’imprimatur d’un Immortel : « Elle dévora les lèvres de son ami en le regardant de façon éperdue » (page14), « Il désirait son petit bout bachique, fendu sur le fruit » (page 50), « Il sentait la ruade de ses jolies fesses. Il l’embrassait, elle se retournait, le caressait, le branlait un peu » (page 51), « Oh, viens Milos (…) Moi, je suis le corps de la liane le long de laquelle glisse le beau serpent du péché » (page 122). Avouez que dix livres d’un académicien pour le prix d’un, ça vaut le coup d’œil.

*Les yeux de Milos, de Partick Grainville de l’Académie française. Édition du Seuil. En librairie depuis le 7 janvier 2021.

« Le bonheur c’est toujours pour demain ». (Pierre Perret).

Il est drôle ce titre. Le bonheur l’emportera*. Parce qu’il y a le mot bonheur dedans, censé être un incitateur de vente comme il y avait le mot vie dans les slogans publicitaires (jusqu’à celui, absurde, de Vittel en 1987 « La vie pleine de vie »). Parce l’usage du futur laisse planer l’idée d’une fin positive. Mais voilà qu’à reconsidérer les deux mots, il me vient que c’est aussi une formule sinistre au même titre que « La maladie l’emportera ». Ceci dit, quitte à mourir de quelque chose autant que ce soit du bonheur. Trêve de plaisanterie. Le nouveau roman d’Amélie Antoine est ce que Netflix qualifierait de « Feelgood, Tearjercker, Heartflet, Parenthood, Emotional », bref la panoplie complète de ce que réclame l’air du temps « pré-post-Covid », à savoir des histoires heureuses mais avec quand même un petit fond de drame. 
Ainsi ce couple Joachim et Sophie, des hauts et des bas comme tout un chacun et, au milieu d’eux un fils, Maël, dont le prénom rime avec « elle ». Vous aurez compris. Et comme l’écrit Amélie à je ne sais plus quelle page « Le sexe c’est ce qui se voit, le genre, c’est ce qu’on ressent », vous devinez là une sorte de Billy Elliot davantage façon TF1 que BBC, mais extrêmement bien fait, plaisant et tellement happy ending. L’un des effets secondaires de ce putain de Covid se voit déjà en librairie. Le monde d’après est un monde gentil.

*Le bonheur l’emportera, de Amélie Antoine. Éditions XO. En librairie depuis le 20 mai 2021. Retrouvez la chanson de Pierre Perret ici.

Du beau, du bon, du Bonnie.

Voici un livre écrit comme on cause. Avec les tripes. Les tripes à l’air, d’ailleurs. L’histoire de Blaise qu’a changé de blaze à sa sortie de prison, histoire de se refaire le portrait. On est en 71. Il rouvre le bar du daron, lui redonne une jeunesse avec le grisbi de l’héritage, une petite scène pour les musicos et vlà la vie qui r’gigote dans le quartier. Et s’il a toujours ses fantômes qui lui bouffent la rate, il parvient à surnager. Débarquent Josée la camée et Nour sa fille, dix mois, au commencement. Et voici que le Blaise devient une sorte de père de rechange, un phare dans la nuit. La Nour grandit. Le Blaise vieillit. Mais veille. À douze ans la gamine a des formes, elle écrit, page 61 : « Je suis devenue une proie. Les hommes ne savent pas se tenir (…) j’étais celle qu’on coince dans les toilettes du supermarché, sourire aux dents jaunes de pervers assoiffé. (…) J’étais celle à qui l’on montre son engin, tout droit dans sa main, au détour d’un jardin ». Et paf, la voilà dix pages plus tard qui nous avoue : « J’embrasse tout le monde et je couche avec presque tout le monde. Si ça peut faire plaisir. J’aime bien les gars qui fondent, se liquéfient, quand ils passent la main sous les fringues, leur respiration rauque quand ils mettent un doigt dans ma culotte. (…) Ça me paraît incroyable de faire autant d’effet, juste avec mon corps ». Moi je dis, faudrait savoir. Des porcs ou des doudous, les hommes ? Bref, Nour file un mauvais coton jusqu’au jour où un musicos la fait chanter avec elle. Sa voix déchire grave. Le Blaise lui file une guitare. Avec son pote Arsen elle compose des chansons. Elle a 16 ans quand elle part à Paris les faire écouter à un mec de Polydor. Séparation sur le quai de la gare. Violons. Larmichette du Blaise. C’est beau. C’est des gens fracassés qui se recollent.

*Je te verrai dans mon rêve (titre inspiré de I’ll see you in my dreams, version Django Reinhardt), de Julie Bonnie. Chez Grasset. En librairie depuis le 10 mas 2021.

Une archéologie du deuil.

Je connaissais Jonathan Zaccaï en Raymond Sisteron, analyste de la DGSE dans Le Bureau des légendes et en Juge Vannier dans Fleur de Tonnerre, le voici en primo-romancier dans Ma femme écrit*, de Jonathan Zaccaï. Dans ce roman ( ?) à l’encre d’une incroyable énergie, le jeune romancier met en scène un apprenti romancier qui tente d’écrire sur sa mère après la disparition de celle-ci mais, comme dans Shinning (au passage, un passage bien allumé dans le livre), Zaccaï ne parvient qu’à écrire une seule phrase, une obsession : « Il n’y a plus qu’elle », tandis que sa femme, de son côté achève un scénario sur le même sujet. Il n’en faut pas plus pour que notre romancier se sente dépossédé, pillé même de son trésor. Sa mère. Il pète un plomb. Le plomb fondu prend la forme de fantômes de cimetière et d’amant de sa femme, de Catherine Deneuve et de Park Chan-wook qu’il croise dans des scènes bien allumées, fantasques en diable. Mais une fois soufflés les grains de sable des mots et des farces, on découvre l’objet même de ce livre. La mère. Le fantôme de la sienne (je suppose), Sarah Kaliski, peintre, décédée en 2010, emportant avec elle ses fureurs et ses chagrins, la guerre, le père déporté à Auschwitz, et on assiste alors à la naissance d’un fils (probablement l’une des choses les plus difficiles), à cette relation tortueuse et précieuse entre eux et surtout, à cet endroit précis du roman, à l’éclosion d’un romancier. Et ça, c’est toujours bouleversant.

*Ma femme écrit, de Jonathan Zaccaï. Éditions Grasset. En librairie depuis le 10 février 2021.

Rareté.

Voici un livre rare*. Rare car je ne suis pas certain que vous le trouviez en pile en haut d’un escalator de la Fnac ou en vitrine chez votre librairie. Rare encore parce que c’est un livre qui défie les livres, réinvente le récit et atomise l’écriture. Plus rare encore car c’est le livre d’un artiste-peintre, Bleue Roy, et on sait depuis l’étonnant livre de Garouste** que lorsqu’un peintre quitte le pinceau pour la plume c’est qu’il y a urgence. 
Voici donc Inverso, le roman rare de Bleue Roy. Un livre dans lequel on entre comme dans une expo, où chaque chapitre se lit comme on regarde un tableau et, comme chez tous les grands artistes, il y a toujours quelque chose à découvrir derrière les choses. Ainsi le héros, géant transsexuel brésilien, à la recherche de sa mère ne nous raconte (ne nous montre) surtout pas sa transsexualité brésilienne mais son cœur d’enfant dans un corps de monstre et à ce titre frôle la poésie sublime qu’on retrouvait dans la chanson d’Higelin, L comme Beauté, qui s’achevait ainsi : Tu es la beauté que j’adore/Car elle m’a appris à aimer/Et à comprendre la laideur/Qui est le miroir/Où je peux contempler/Ma vérité.
Et toucher à cette grâce, c’est rarissime. C’est ce que frôle cet Inverso et ça vaut le frisson.

*Inverso, de Bleue Roy. Les fous guident les aveugles, Éditeur. Au monde depuis le 15 juin 2015.
**L’Intranquille, Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, de Gérard Garouste. Au Livre de Poche depuis le 5 octobre 2011.