Et voilà qu’une amie lectrice m’offre la trilogie de Jean-Claude Izzo, Total Khéops, Chourmo et Soléa. À la faveur d’un déplacement à l’étranger, heures d’attente dans les aéroports, j’ouvre le premier tome * et tombe immédiatement sous le charme violent de l’écriture, l’incandescence de Marseille, l’urgence de vivre ou en tout cas de ne pas mourir. Voilà que je replonge dans tout ce que j’aimais chez Lawrence Block et plus tard chez Michael Connelly (des débuts), un vrai roman noir, roman comme dans littérature et noir comme dans âme humaine. Voilà que je découvre un héros comme on les aime, c’est-à-dire pas du tout un héros, mais un homme avec ses clopes, sa bibine, son immense amour des femmes et son incapacité bouleversante à en garder aucune, un flic qui tiendrait à la main son cœur comme une arme. Et c’est déchirant.
Quant à ceux qui préfèrent le côté policier du roman noir, il y a des meurtres pourpres et un viol bien moche, une immondice sur l’immondice des hommes.
*Total Khéops, de Jean-Claude Izzo, Folio Policier.
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Dessine-moi un roman.
« Un premier roman » nous précise, en orange fluo, le bandeau de couverture. Mais le onzième livre de son auteur. C’est dire qu’au rayon des mots (et des dessins puisqu’elle est auteure de bédé), elle en connaît un rayon.
La voici qui délaisse, le temps de 113 pages, son cayon de papier pour un clavier ou un stylo bille et nous offre Du même bois, un roman écrit comme on dessine, dessiné comme on croque, croqué comme on broie. Car chez Marion Fayolle l’écriture est avant tout une langue, celle de ses personnages, fermiers de génération en génération, tous faits du même bois, des mêmes mots, de la même façon de regarder le monde — celui qui s’arrête à l’enclos, celui qui s’éclaire parfois des lampions du même bal et se réveille aux même beuglements de génisses. Une langue imagée (logique quand on est dessinatrice), haute en couleur, capable de merveilles absolues, belles comme des tableaux. Il y a quelque chose de sublimement désespéré dans ce bref roman — de ce désespoir poétique qui fait de chaque brin de lumière la vie même, comme les champs d’un certain van Gogh ou les ciels d’un certain Turner.
*Du même bois, de Marion Fayolle. Éditions Gallimard. En librairie depuis le 4 janvier 2024. Prix Marcel Pagnol 2024.
Un jour s’est levé.
Je voudrais revenir sur Un jour viendra couleur d’orange, paru chez Grasset en 2020, car voilà que m’a été envoyé ce matin le livre audio qu’en ont fait des élèves du Lycée Victor Hugo d’Hennebont (56700). C’est extraordinaire et je ne peux résister à la joie de vous le partager. Alors merci à chacun, chacune de vous de faire d’un livre un tel chant.
La langue de l’enfance.
C’est une langue qui pousse dans la gorge comme pousse dans la terre le chèvrefeuille ou le coquelicot. Elle nomme les choses du monde que l’on tient dans la main, qu’on écrase et qu’on protège. Elle éclot au fur et à mesure que se déplie le corps et selon que le corps est tordu, élancé, puissant, frêle, les mots se font tour à tour cruels, violents ou éthérés. C’est dans ce retour à la langue de l’enfance que s’aventure ici Paule du Bouchet, dans un récit* qui ressemble davantage à l’essai d’un adulte qui tente de retrouver cet étrange langage fait d’eau et de vent, d’incertitude et de déraison ; pétri de tout sauf, justement, des mots des adultes — dont les idiomes, désagréables et arrogants, veulent toujours avoir raison, toujours avoir le dernier mot.
À l’arrivée, il me semble que La langue de l’hirondelle est le chant du cygne d’une femme qui réalise qu’elle a perdu sa langue ancienne, et c’est peut-être là, dans la façon dont elle cherche à en retrouver les phonèmes consonantiques et les diphtongues indécises, que se s’apprécie la mélancolie de son texte.
*La langue de l’hirondelle, de Paule du Bouchet, aux éditions Gallimard. En librairie depuis le 8 février 2024.
Ne sont que ceux qui restent.
Il y a quelque chose de terriblement délicat à narrer l’agonie d’un père car, comme l’écrit Nina Bouraoui à propos du sien* : « Ce serait être contemporaine de ma douleur et la vivre deux fois, à l’extérieur et à l’intérieur des mots. L’écriture si elle revenait dans ma main reproduirait les effets d’un poison » (page 184-185). Et pourtant, c’est ce poison qui s’empare de ce récit, cette présence absente déjà qui hante les pages, cette histoire dont la fin annoncée ne réserve aucune surprise, si peu de frémissements : la mort vient sur la pointe des pieds et l’on s’approche avec la même légèreté du corps abandonné, cette dépouille, « ce corps qui a retrouvé son visage, en plus jeune, quarante ans, presque » (page 210). Ainsi la mort embellirait, — ce que personnellement je ne crois pas pour avoir vu les miennes défigurées, évidées, humiliées.
Grand Seigneur appartient à cette famille des récits impossibles et beaux, car si ces livres là permettent à ceux qu’on aime de durer encore un instant, ils ne commémorent au fond que la vie de l’auteur — cette minuscule digue qui ne retient rien.
*Grand Seigneur, de Nina Bouraoui, aux éditions JC Lattès. En librairie depuis le 3 janvier 2024.
Retrouver l’amnios.
Voici Marie Sizun, une femme née en 1940, qui a donc passé les premières années de sa vie dans le boucan de la violence des hommes, qui a vu Armstrong poser son pied sur la lune, vu les feux, les plages et les pavés de 68, entendu la parole du corps des femmes, le génocide des Tutsis, la chute du Mur de Berlin, l’horreur du sida, la mort de Marilyn et celle de Romy Schneider, le 11 septembre à New York et le 13 novembre à Paris et qui, lorsqu’elle se met à écrire des souvenirs se souvient juste, se souvient simplement du 10 villa Gagliardini, le petit appartement de son enfance, des meubles dont les tiroirs enferment les souvenirs, de la joie malgré la fuite d’un père, des rires, des rires surtout, malgré la pauvreté et les bousculades du monde du dehors.
C’est ce retour au ventre premier qui est le voyage empoignant de ce récit, un retour sur la pointe des pieds pour retourner à l’origine et, puisque le temps a pris son temps, a passé, s’y fondre et retrouver la paix.
*10, villa Gagliardini, de Marie Sizun, aux éditions Arléa, coll 1er mille. En librairie depuis le 4 janvier 2024.
Toute, toute première fois.
Il y a toujours une aimable tendresse dans le fait de s’emparer, découvrir un premier roman, chercher à en deviner le nouveau romancier derrière les mots et espérer qu’on l’aimera.
Chaque premier livre est une immense promesse.
Celui de Rémi Baille raconte un été, un premier amour, une sauvageonne qui, sans atteindre la grâce d’une Manon des Sources en partage la soif de liberté, une crique aride, des hommes et des pêcheurs, un incendie, le feu qui dilacère quelques rêves. Si Les enfants de la crique, par la discrétion de son propos tient davantage de la nouvelle, il possède néanmoins des beautés assemblées autour d’une langue qui tend le cou, cherche à sortir les mots hors de l’eau, comme un noyé sa main, pour dire et montrer sa furieuse envie d’être un écrivain ; et c’est au fond le plus touchant dans ce livre : parvenir à survivre au feu du désir d’écrire pour laisser sur la plage d’une page les cendres de son passage.
C’est la promesse (réussie) d’un premier livre.
*Les enfants de la crique, de Rémi baille. Aux éditions Le bruit du monde. En librairie depuis le 4 avril 2024.
La réponse interdite.
Valérie est une femme et une auteure courageuses. Elle n’a jamais hésité à mettre la plume là où ça fait mal. Souvenez-vous. Emprise, qui traitait déjà des pervers narcissiques, de surcroît en Arabie, Sans titre, de la (fausse) valeurs de certains artistes, Des fleurs et des épines, de la délicate question de la GPA. La revoici, à l’heure bien avancée de #MeToo, à celle, assassine désormais, de la haine sur les réseaux sociaux, et du féminisme ultra-militant, avec un sujet explosif, une proche dystopie terrifiante, car pas si dystopique que cela : la parole d’une victime — elle a 14 ans, lui plus du double — et surtout l’avalanche de ses conséquences.
Mais voici que j’en dis déjà beaucoup et ne voudrais pas vous priver du plaisir de la découverte.
Juste ajouter que Valérie est une femme et une auteure libres. Son livre en témoigne. Il ne prend qu’un seul risque. Et pas des moindres.
Celui de nous faire réfléchir.
*La question interdite, de Valérie Gans, aux éditions Une autre voix. En vente depuis le 15 septembre 2023.