Selon l’idée que ce sont les cordonniers les plus mal chaussés ou les mercières les plus mal je ne sais pas quoi, je préfère laisser à un ami lecteur le soin de commenter La Liste 2 mes envies* avec ses mots à lui. Simples. Directs. Et finalement poignants.
Le point de départ des Crayons de couleur* est absolument formidable. Un jour, toutes les couleurs disparaissent. Le monde devient soudain en noir et blanc. Une banane jaune est gris béton. Un ciel bleu, gris titanium. Une rose rose, gris alpaga. Les saveurs semblent se modifier — car une banane gris béton ne peut pas posséder celle d’une banane jaune beurre frais. Je pensai alors à ces merveilles de scénarios que sont Tête d’horloge ou C’est arrivé demain et me lançai allègrement dans ce roman. Mais voilà que très vite il tourne au conte pour (grands) enfants ; d’ailleurs, précise l’auteur dans ses remerciements, sa fille l’a adooooooré (sic), qu’il y a des méchants qui ressemblent à Jasper et Horace, les compères de Cruella d’Enfer, qui veulent voler les seuls dessins en couleur que fait une petite fille avec les derniers crayons de couleur fabriqués par une usine qui vient de mettre la clé sous la porte ; et toute cette histoire pétrie de bons sentiments et de personnages en rédemption, tourne au Walt Disney, certes réussi — référence qu’assume parfaitement Jean-Gabriel Causse puisqu’il termine son conte avec cette citation du grand Walt : « Rêve ta vie en couleurs, c’est le secret du bonheur ». Un livre, donc, que je vous recommande à moitié. La première pour son idée géniale. Ou la seconde pour son côté dessin animé.
Une autrice (je me demande si finalement auteure n’est pas plus jolie) est invitée par un certain Mo, sur recommandation d’un certain Grégoire*, à animer un atelier d’écriture et, après une pudique hésitation, la voici qui accepte de relever le défi. Ce n’est donc pas toute une famille, cette fois, que convoque Lorraine dans son nouveau livre** sur sa chère île de Groix, mais des « écrivants » Tout ce petit monde se retrouve alors pour une semaine d’apprentie-écriture en terre groisillonne, c’est-à-dire avec Ploemeur en face, Belle-Île au sud-est — convenons qu’il y a plus moche comme endroit pour écrire et rêver. Et c’est là, en ses Terres et en ses mots, que le talent choral de Lorraine se déploie formidablement ; dans sa malice à faire se dévoiler chaque participant au travers de ce qu’il écrit et qui n’est rien d’autre que ce qui le relie au monde. Car l’écriture est justement ce lien. Une lettre est un fin tracé, un fil noué, une torsade qui désigne quelque chose, forme un mot qui en révèle une autre et ainsi, ligne après ligne, exactement comme en couture, se dessine ce qui nous tient, nous retient, et parfois nous empêche. Et elle est là, l’île du titre. Nous sommes chacun un territoire de mots, borné d’une frontière de phrases, et ce sont ces limites que l’auteure-animatrice s’emploie à faire bouger pour confesser chez chacun les mots entre les mots — ces mots silencieux qui sont notre parole profonde. Ainsi, au terme d’une semaine riche et forte d’émotions, de retournements très fouchetiens, tous repartiront à jamais révélés à eux-mêmes. Révéler ; le seul mot qui finalement contient le sens de tous les autres.
* Toutes ressemblances avec des personnages existants ou ayant existé seraient purement fortuites. **L’Écriture est une île, de Lorraine Fouchet. Éditions Héloïse d’Ormesson. En librairie le 4 avril 2024. (Photo de l’auteure et son livre fournie par l’auteure).
Lorsque l’ami Jérôme m’a envoyé son nouveau roman, je ne savais rien. Ni qu’il avait un nouvel éditeur, ni que le livre lui-même était si élégant, pas davantage que son sujet. Je l’ai donc lu sans savoir. J’ai lu une virevoltante histoire de séduction, de désir ; j’ai assisté à un festival de charme, de répliques posées comme des colliers au cou d’une femme ; j’ai lu une époque révolue, un dandysme charmant, presqu’un film en noir et blanc de Louis Malle, une inspiration à la Drieu la Rochelle, époque Feu follet, j’ai même vu Daniel Gélin à trente ans dans le rôle d’Antonin, le héros sombre, séducteur, poète ; et puis, ici et là, ont surgi des indices : un couple qui s’appelle Henry et June, l’héroïne, Anaïs, qui tient un journal sur ses frasques sexuelles ; plus tard, page 156, est apparu le nom du père d’Anaïs, Joaquim Nin, alors j’ai soupçonné qu’Antonin était Artaud et que l’immense roman qu’il écrivait dans ce livre, Héliogabale, n’était pas une invention de Jérôme Attal, mais bien « le livre le plus violent de la littérature contemporaine, je veux dire d’une violence belle et régénératrice », écrira J.M.G Le Clézio ; il écrivait donc un vrai livre, il n’y avait alors plus de personnages mais des personnes, et soudain, la grâce virtuose du roman pour un instant s’est évanouie sous mes yeux, pour un instant seulement, car l’écriture ici d’une maturité nouvelle, d’une jubilatoire beauté, m’a vite fait à nouveau oublier le réel (Nin, Artaud) pour me replonger dans la vérité (le charme, le désir et ses chimères) et finalement m’offrir, avec Neuf rencontres et un amour un grand roman sur neuf rencontres entre un même couple (et peu importe qui il est) et son magnifique amour impossible, à la lumière de cette formidable réplique d’Anaïs, page 239 : « Mais là où nous sommes différents vous et moi, c’est que je vis le moment présent sans tout remettre en cause, tandis que vous, vous jouez votre va-tout, la totalité de ce que vous possédez, dans l’émotion du moment ».
Benoit Cohen, cinéaste français, vit à Brooklyn depuis dix ans. Il y a sept ans, il eut l’idée d’écrire un film qui mettrait en scène une chauffeuse (sic) de taxi et, à la manière des acteurs qui se plongent tout entier dans leur personnage (de Niro dans Jack LaMotta ou Christian Bale dans Trevo Reznik), le voilà qui devint chauffeur de taxi pendant six mois. C’est cette étonnante expérience, dont la drôle de galère pour obtenir la licence, qu’il nous invite à suivre à l’arrière de son Yellow Cab* ; une errance dans les boroughs de New York au gré des clients dont il nous livre une savoureuse galerie de portraits et de lieux tout aussi savoureux puisqu’ils sont ses restaurants favoris. Et lorsqu’il roule à vide, c’est le scénario de son film qui se dessine dans sa tête. Le film ne se fera pas (ou en tout cas ne s’est pas encore fait) mais l’expérience a donné naissance à un écrivain épatant qui nous a depuis offert deux autres très beaux récits — l’un sur un migrant afghan recueilli par sa mère et l’autre sur son père. Ainsi qu’un roman inspiré de l’un de ses courts métrages. Un taxi à réserver d’urgence.
*Yellow Cab, de Benoit Cohen. Flammarion (2017) et J’ai Lu (2021).
Il y a des livres qu’on n’aime pas lire en même temps que tout le monde, histoire de rester étanche aux avis, louanges et autres critiques. Ainsi cet Enragé* de Sorj Chalandon, grand succès de l’automne dernier, qui a attendu de longs mois sur ma pile que passent le tourbillon de la Rentrée littéraire et les escobarderies de la Grande Foire aux Prix. Après des romans de journaliste, après un texte plus burlesque qui lui permettait d’évoquer les cancers de sa femme et le sien, voici un roman furieusement romanesque (même si son propos s’inspire d’évènements réels) dans la lignée des Aventures de Huckleberry Finn et des grands films du dimanche après-midi dans les années 80 : un roman de scénariste qui met en scène l’évasion d’une cinquantaine d’enfants d’une colonie pénitentiaire de Belle-Île -en-Mer. Tous serons repris sauf un. Et c’est celui-là, homonyme de Jules Bonnot, mais ça s’écrit pas pareil, dit-il, dont on suit les aventures. Le voilà recueilli par un marin sympa qui le fait passer pour son neveu. Le voilà à apprivoiser sa rage à bord d’un canot de pêche les jours de sortie en mer. Le voilà à fréquenter puis fuir des extrémistes de droite. Le voilà enfin à venger son ami de colonie avant de disparaître sur le continent où la guerre l’attendra de balle ferme. Il aura entretemps été touché par une forme de rédemption, de salut, comme dans les grands drames humanistes de Gilbert Cesbron — C’est Mozart qu’on assassine ou Chiens perdus sans collier. Paradoxalement, avec L’Enragé, Sorj signe son livre le plus doux, le plus sage. Presqu’un feel bad good. Pour preuve, cette jolie phrase, page 306 : « Ne vous moquez jamais d’un poète, ça vous fait trop ressembler à un gendarme ».
*L’Enragé, de Sorj Chalandon. Aux éditions Grasset. En librairie depuis le 16 août 2023.
Le défi, dans ce genre d’histoire*, c’est de trouver la clé de l’énigme avant que l’auteur ne nous la délivre et ici, l’auteur, madré s’il en est, s’amuse à se jouer de nous en persillant son récit de fausses pistes, différents points de vues, jusqu’à la date elle-même de l’enquête, de mai à décembre 2024, c’est-à-dire qui n’a pas eu lieu. Et c’est là, dans ce qui n’a pas eu lieu, qu’il faut voir un prodrome important. Car une fois encore Guillaume, en habile romancier à énigme qu’il est — comme le furent avant lui Steeman, Leroux ou bien sûr Agatha Christie et son fameux Meurtre de Roger Ackroyd —, nous attrape par la main dès la première page, puis nous mène par le bout du nez jusqu’à la dernière, non sans s’être au passage lui-même bien amusé à baliser son livre d’indices, dont le premier d’entre eux est son titre, Quelqu’un d’autre — ne dit-on pas aussi de quelqu’un qu’il est devenu quelqu’un d’autre ? Puis un autre : l’image sur la couverture. Un autre encore : ces trois mots sur la quatrième : « Personne ne ment ». Eh bien malgré tout cela, je vous fiche mon billet que vous ne trouverez pas avant la dernière page. Alors, foncez en librairie ce mardi. Puis trouvez un endroit tranquille et passez trois heures en apnée, loin de tout, au cœur d’un crime épouvantable et d’une enquête formidable. Trois heures de vrai entertainment, c’est le meilleur antidote au monde d’aujourd’hui.
*Quelqu’un d’autre, de Guillaume Musso, aux éditions Calmann-Lévy. En librairie le 5 mars 2024.