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J’aurais tant aimé lire un livre qui dirait ce que son auteur aurait tant aimé.

Emmanuel Venet

Me voici exaucé.
Emmanuel Venet, avec les mots précis d’une poésie simple, mais trempés dans l’encre oulipienne, aligne 480 désirs*, comme Georges Pérec et avant lui Joe Brainard épinglaient leurs souvenirs. Ce chapelet, emperlé de regrets, possède la belle mélancolie des choses qui disparaissent après nous avoir changé à jamais sans que nous ne nous en soyons tout à fait rendu compte. C’est là tout le charme de ce petit livre.

*J’aurais tant aimé, de Emmanuel Venet. Éditions Lattès. En librairie depuis le 7 février 2018.

 

Mini King.

Lalaury 2

La (fausse) citation en exergue du nouveau livre de Cedric Lalaury est formidable : Un romancier n’invente rien ; il se souvient de la vie de personnes qu’il n’a jamais connues. Un, j’adore le point virgule. Deux, j’adore ce que ça dit, qui me donne enfin la réponse que je cherchais depuis longtemps. Avec cette citation d’un (faux) écrivain, vous l’aurez donc deviné, Lalaury, en romancier habile et surtout grand fan de Stephen King, annonce la couleur et va nous balader dans son livre avec un autre livre à l’intérieur : celui que reçoit un jour le héros, Bill Herrington, et qui s’avère être une histoire vraie (pour Bill), en l’occurrence celle d’un épisode très sombre de sa vie, vous savez, ce genre de truc qu’on veut absolument enfouir sous les tonnes de cendres de l’oubli. Il n’en faut pas plus à Lalaury pour dérouler un suspens formidable, servi par une écriture qui, ici et là, ne manque pas d’humour, ce qui est une belle preuve d’intelligence.
Il est toujours minuit quelque part (par contre, je ne suis pas fan du titre, mais ça n’engage que moi) est une de ces formidables bonnes surprises qui donnent raison à ceux qui prennent le risque de s’écarter des listes des meilleures ventes pour choisir ce qu’ils vont lire.

*Il est toujours minuit quelque part, de Cedric Lalaury. Éditions Préludes. En librairie depuis le 7 février 2018.

 

Il n’y a pas que du bon chocolat et de bonnes montres en Suisse.

Pierre Crevoisier

C’était à Morges en septembre dernier, face au lac Léman – un endroit de rêve pour un salon du livre. Il n’a pas osé tout de suite, et avec un peu de temps, l’apprivoisement, dont parlait Saint-Ex, il est venu. Il m’a dit qu’il appréciait mes livres, ce qui m’a fait extrêmement plaisir, vous vous en doutez, et il m’a tendu le sien*. Ça serait important pour moi si vous pouviez le lire, a-t-il dit, oui, important. Moi aussi, je n’ai pas osé tout de suite. J’ai laissé le livre là, sur ma table. Je l’ai emporté parfois dans un train, un hôtel. J’attendais. Je ne voulais pas le lire trop vite puisque c’était important pour lui. Lorsque j’ai enfin été prêt, j’ai lu son livre. D’une traite. J’ai été bousculé par son écriture puissante, ses mots qui cognent les choses, comme des colères, des impuissances ; emporté par cette histoire qui s’assemble comme un puzzle et révèle certaines insoutenables noirceurs dont sont capables les hommes en nous renvoyant à nos propres limites ; groggy par une enquête (policière) à laquelle je ne m’attendais pas et qui restera là, comme un caillou au fond d’une poche et dont le poids léger me rappellera toujours à quel point j’ai, et nous, avons la chance d’être passé entre les gouttes de l’horreur. Alors je lui ai dit que son livre avait été important pour moi.

*Le Pas de l’éléphant, de Pierre Crevoisier. Éditions Slatkine, Genève. Sorti le 1er février 2017.

Du toxique, enfin.

Niko Takhian

Dans un polar, bien sûr, il y a l’intrigue.
Un enfant qui disparaît. Une femme retrouvée en morceaux. Un cannibale. Un trafic de drogue qui tourne à l’hécatombe. Un secret de famille enfoui. Une grosse magouille immobilière. Ici*, une ATSEM (agent territorial spécialisé des écoles maternelle) barge. Mais en fait, on s’en fout un peu. On sait que, peu ou prou, la bonne vieille morale triomphera, que l’enfant sera retrouvé, les morceaux de la femme aussi, le cannibale dévoré, l’ATSEM attrapée, bref que le bien repoussera une fois encore le mal qui rôde mais sans lequel la vie serait si peu inspirante aux écrivains. Non. Ce qui compte le plus dans un polar, ce qui fait que certains d’entre eux sont si forts, vibrants, inoubliables, ce sont les personnages, et surtout le personnage du « héros », oui, comme dans un bon vieux western ou un bon vieux Chandler, Chase, Simenon. Kurt Wallander fit la grâce des romans de Henning Mankell, Matt Scudder celle des livres de Lawrence Block, et Harry Bosch la fortune de Michael Connelly. Ce sont eux dans lesquels nous nous projetons, dans leur force, leurs noirceurs aussi, leurs doutes et leurs fragilités, lesquelles se cognent aux nôtres et leur donnent leur légitimité, leur utilité ; leur faiblesse est la nôtre et elle est belle. C’est là la force tragique de ces héros – nos ombres romanesques.
Alors merci à Véronique Cardi, l’excellente patronne du Livre de Poche, de m’avoir offert ce formidable bouquin et surtout permis de découvrir l’un de ces personnages inoubliables. Tomar Kahn. Accessoirement, l’intrigue est épatante. Bon, je file acheter la nouvelle aventure de Tomar Kahn : Fantazmë**.

*Toxique, de Niko Tackian. Le Livre de Poche, janvier 2018.
** Aux éditions Calmann Levy. En librairie depuis le 3 janvier 2018.

Ivan, Étienne, Gaspard et quelques autres.

Dans la première partie de son œuvre, Sophie Bassignac nous avait entraîné au tréfonds de quelques douleurs familiales et conjugales, puis, celles-ci apaisées, semble-t-il, elle s’était ouverte avec délectation et pour notre plus grand bonheur à la comédie loufoque, policière parfois. On se souvient notamment d’Un jardin extraordinaire* et de Comédie musicale*. Et si l’on pouvait parfois réfréner notre plaisir pour cause de trop d’excentricité, voire de bizarrerie, elle trouve avec son huitième roman, un équilibre parfait, une sorte de grâce joyeuse qui fait enfin de son univers singulier une véritable jubilation. La distance de courtoisie** (quel beau titre) est une comédie franchement réussie autour d’un tableau volé, une nature morte de Chardin (pour commencer), dans un musée de province, mais surtout un formidable prétexte à dérouler une galerie de personnages inoubliables d’hommes et de femmes, qui, comme les toupies de notre enfance, tournent sur eux-mêmes, autour des autres, et papillonnent qu’ils sont, en manque d’amour, de tendresse et de certaines chaleurs humaines, tenus comme il se doit par cette fameuse distance de courtoisie qui fait le lit des solitudes, des frustrations et de quelques sublimes ratages ; le tout dans une écriture élégamment sur-vitaminée (mais quel est ton régime, Sophie ?) qui nous fait sourire souvent, avant de nous toucher là où ça résonne longtemps. En un mot, je le répète : jubilatoire.

Bassignac 2018

* Tous deux publiés aux Éditions Lattès, 2012, 2015.
** La distance de courtoisie, de Sophie Bassignac. Éditions Lattès. En librairie depuis le 31 janvier 2018.

 

 

Ça tape.

Nicolas Delesalle 2

Je me souviens de l’incroyable audace des films américains des années 70. Un après-midi de chien. L’épouvantail. Point limite zéro. Taxi Driver. Dès les premières images, on savait. On devinait la tragédie. On pressentait l’impasse. On attendait la chute et c’était sa trajectoire qui nous fascinait, nous hypnotisait. Il n’y avait pas d’happy end, de rose bonbon, pas davantage de chansonnette ; juste cette brutalité, cette férocité qui parfois change notre regard sur le monde, sur les gens, qui en affaiblit certains, en renforce d’autres. Eh bien le nouveau roman* de Nicolas Delesalle fait partie de cette famille-là, de ces textes, comme ces scénarios, qui osent aller au bout des choses, au bout du chaos, de la faute à pas de chance, de cette fatalité tant redoutée (et qui fait de nous des petits voyeurs heureux) : Nous ne sommes pas faits pour durer et à l’échelle géologique, sept ans, dix-huit ans ou soixante-dix ans, c’est du pareil au même (page 194).
Voici donc quatre gaillards à bord d’une Suzuki Vitara sur la piste de Mendoza (Argentine) quand survient le drame. La tôle qui se froisse. Les corps qui se disloquent ; les souvenirs, les espoirs aussi. Et nous révèle toute notre inutile beauté. Chapeau, l’ami !

*Mille Soleils, de Nicolas Delesalle. Éditions Préludes. En librairie depuis le 10 janvier 2018.

Le Lecteur de la famille.

JeanBerthier

Un homme reçoit un jour un courrier signé Maître Noblecourt, notaire, qui lui fait part de la dernière volonté de sa mère biologique qu’il n’a jamais connu. Elle consiste à lui remettre les 1144 livres de sa bibliothèque. D’abord hostile, puis méfiant, l’homme se laisse doucement tenter et, un week-end, tandis que les trente-huit caisses de livres ont été déposées dans une chambre d’hôtel, le voilà qui tend la main, ouvre un carton, en sort un premier livre. C’est La Joie. De Bernanos. Il entre dans le livre, comme on entre dans la joie, justement. Puis vient Un singe en hiver, L’Astragale, La Bâtarde et tant d’autres, comme les cailloux du Petit Poucet, qui le mènent au lieu de cette mère inconnue, non pas à son nom, non pas à son visage, non pas à son odeur, mais à ses livres, à tout ce qu’elle tint au creux de ses mains, aux mots qu’elle lut, laissa s’envoler ; aux vents qui la poussèrent.
Jean Berthier, dont c’est ici le premier roman*, signe un délicat et magnifique hommage aux livres qui sont le socle d’une vie et donne envie de vivre dans une immense librairie.

*1144 livres, de Jean Berthier. Éditions Robert Laffont, collection « Les Passe-Murailles ». En librairie depuis le 4 janvier 2018.

Nous sommes des sœurs jumelles, nées sous le signe des mots.

Comme Smoke et Brooklyn Boogie en son temps, ou Smoking, No smoking, Amélie Antoine et Solène Bakowski se sont associées pour écrire chacune un roman sur la même trame : Il était une fois une famille heureuse et unie. Des jumelles de six ans qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Des enfants fusionnelles qui grandissaient ensemble et s’adoraient.
L’une, Amélie, va imaginer Sans elle*. L’autre, Solène, Avec elle**.
Vous l’aurez deviné, Sans elle raconte l’histoire de la disparition d’une des deux jumelles, et Avec elle, la vie des deux sœurs ensemble. Au-delà de l’amusement à lire les deux livres et d’y retrouver les mêmes personnages, certes dans des circonstances différentes, de découvrir les moments où les choses basculent, cette fameuse seconde d’inattention, et d’y pointer toutes les épatantes concordances, chaque histoire peut se lire indifféremment de l’autre.
Sans elle est donc l’implacable récit d’une disparition inexpliquée, comme le sont encore aujourd’hui celles d’Estelle Mouzin ou de Maëylis, et nous fait vivre, de l’intérieur, l’horreur de la situation pour la famille, l’entourage, les doutes, la colère, l’effroi, puis la lente déliquescence de tout, enfin, l’acceptation de l’inacceptable. Amélie Antoine écrit l’insupportable, le terrifiant puisqu’on ne peut être effrayé que par ce qu’on ne connaît pas, que par ce que l’on ne s’explique pas.
Avec elle, d’une certaine manière, est du même tonneau au sens où là aussi on assiste à la lente et terrifiante décomposition d’une famille (on pensera à ce sujet des sœurs que s’aiment/moi non plus, au formidable Péché d’envie de Josephine Hart), une décomposition qui puise son origine non pas dans l’absence mais dans la présence, ce qui est tout aussi terrifiant. Avec un rebondissement digne des grands auteurs de thriller, Avec elle tient la dragée haute à l’impeccable Sans elle.
Enfin, si je peux, en tant que ch’ti, regretter l’image de pochetrons, de pervers, de coiffeuses idiotes et autres hurluberlus ectoplasmiques que continuent à donner du Nord ces deux charmantes jeunes filles, je ne peux que me réjouir de leur confirmation d’auteurs de thrillers à suivre. Vite, qu’un éditeur s’en empare !

Sans elle          Avec elle

*Sans elle, d’Amélie Antoine. Disponible depuis novembre 2017 sur Amazon (ebook et papier).
**Avec elle, de Solène Bakowski. Disponible depuis novembre 2017 sur Amazon (ebook et papier).