Voici un bon gros roman romanesque comme étaient romanesques Autant en emporte le vent et Sarah et le lieutenant français, à savoir une histoire d’amour sur fond de tragédie de l’Histoire — ici la guerre civile espagnole suivie de la Première Guerre mondiale.
Voilà Juan (jeune cuisinier andalou) qui tombe amoureux d’Encarnación, la maîtresse (danseuse de flamenco) de son maître Ignacio, (torero maestro, habit de lumières et prince de la banderille). La belle reçoit tout ce que l’Espagne compte d’esprits brillants, d’artistes sanguins ou désespérés, Pablo P., Salvador D., Frederico G.L. et tous les autres, et le cuistot cuistote. Parfois, après la fête, elle le retrouve dans la cuisine, leurs doigts se frôlent un dixième de seconde, le cœur de Juan s’emballe mais celui de la maîtresse ne le rejoint jamais.
Et voici que les armes grondent, que les républicains ont affaire à une droite très dure, dirigée par un certain Franco. On pille, on viole, on fusille. Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue, écrira plus tard Aragon à propos de la mort de Frederico Garcia Lorca. Et comme dans tout roman romanesque qui se respecte, voilà Juan séparé de son espérance, désœuvré puis engagé auprès d’un certain Jean Moulin, livraison d’armes en Espagne, résistant avant l’heure. La Grande Histoire passe, les hommes trépassent ; l’amour de Juan le consume toujours, les nouvelles d’Encarnación ne sont pas bonnes : elle est amoureuse d’un autre, encore, toujours un autre, enceinte cette fois-ci, vivant à New York, cette ville si sale dont Juan ne comprend pas qu’elle puisse être un rêve.
C’est cette longue histoire d’amour et de feu que raconte à Paris un Juan de 89 ans à un ami — Juan, dont la belle est toujours solidement ancrée dans le cœur. Qu’est-elle devenue ? lui demande alors l’ami. Mais à l’opposé de tout roman romanesque qui se respecte, la fin chamboule tout parce qu’ici, dans l’eau de rose, flottent des épines.
*Les sacrifiés, de Sylvie Le Bihan. Éditions Denoël. En librairie depuis le 24 août 2022.