Il me semble avoir toujours vu ce livre1, chez nous. Il était le livre de chevet de ma mère. Il était sa bouée. Il était, parmi quelques autres, celui qui semblait vivant. Celui qui décidait de nous. Celui qui racontait quelque chose qu’elle taisait.
Je l’ai cité dans plusieurs de mes livres, à chaque fois que je parlais d’elle, en fait. Dans le prochain2 encore, cette fois parce que ce livre se rapprochera curieusement du mien, à croire qu’à travers lui ma mère m’avait légué une histoire, un mystère qui allait peut-être me délivrer.
Sa couverture jaune m’a longtemps habité et j’ai toujours pensé que si j’écrivais un jour c’est sous elle que j’aimerais que se blottissent mes mots et voilà qu’ils le sont enfin, depuis Un jour viendra, couleur d’orange3.
Lorsque j’ai confessé cela à mon ami Moh, il m’a offert cet exemplaire du livre de Marie Cardinal, pour fêter mon arrivée chez Grasset — édition originale de 1975 —, inentamé, jamais lu, et voilà que 45 ans après sa parution, 45 ans après l’avoir vu hanter les lieux où se réfugiait ma mère dans notre maison, je l’ai enfin ouvert, je l’ai enfin lu.
J’ai découvert en frissonnant ces mots qui lui disaient, cette histoire qui lui parlait tant ; enfin compris son courage à affronter elle aussi un analyste, chercher à émietter les galets qu’elle avait dans le ventre, les silex dans la gorge.
En le terminant, il me sembla alors mieux connaitre ma mère, m’être rapproché de toutes celles de son âge dont la plupart ont préféré se taire car « C’est ça avoir un vagin, écrit Cardinal, page 285. C’est ça être une femme : servir un homme et aimer des enfants jusqu’à la vieillesse. Jusqu’à ce qu’on vous conduise à l’asile où l’infirmière vous recevra en vous parlant petit nègre (…) ».
Je crois que je me suis aussi mis un jour à écrire afin que ma mère finisse dans mes livres. Jamais dans un asile.
1. Les mots pour le dire, de Marie Cardinal. Éditions Grasset (1975).
2. L’Enfant réparé. Grasset. Parution le 29 septembre 2021.
3. Éditions Grasset (2020), Le Livre de Poche (2021).
À découvrir l’article de Mohammed Aïssaoui dans le Figaro Littéraire de ce jour: « Grégoire Delacourt, les mots pour le dire ».