Lire au temps du virus. Les chiffres qui parlent du dehors sont terrifiants. Ils sont une inondation. Charrient soudain nos certitudes, nos espérances. À les mettre en regard de ceux que compilent sans haine Rithy Panh et Christophe Bataille, ils deviennent momentanément plus supportables.
Comme pour Si c’est un homme de Primo Levi dont j’avais longtemps repoussé la lecture, j’ai attendu avant d’ouvrir L’élimination. Je viens de le refermer.
Je savais que de ce livre jailliraient des mots de la force des balles. Des violences inhumaines. Des chagrins innommables. Je savais que la folie redéfinirait aussi le langage, éliminerait des mots, en assemblerait d’autres. Je savais que toute révolution déboussolait le corps du monde.
Je ne savais par contre pas qu’y pousseraient autant de fleurs humaines. Autant de sentiments inhabités pour moi – ainsi Rithy Panh, l’enfant qui a traversé son enfance au temps des Khmers rouges, devenu écrivain et surtout cinéaste, « je voulais filmer les regards », écrit-il, interroge ici Kaing Guek Eav, cultivé, roublard, sculptant sa légende à coups d’expressions réinventées, le bourreau dit Duch, l’un des responsables de ce génocide qui fit 1,7 million de morts et pourtant. Pourtant, loin de le crucifier, Panh cherche en lui sa part humaine. Car ce qui fut systématiquement éliminé durant ces quatre années rouges, c’est l’homme justement. Le corps. La différence. L’esprit. Toute cette rareté.
L’Angkar défigurait les hommes. Les reformatait en machines. Accouplait les machines. Puis les vidait de leur sang pour qu’elles ne gonflent pas. Tiennent moins de place dans les fosses. Pourrissent plus vite.
Je ne savais pas non plus la beauté de certains mots quand ils se situent au-delà de l’horreur, au-delà de la violence et du pardon. Quand ils effleurent l’âme et laissent, plutôt qu’un charnier d’espérances, une fragilité qui confine au sublime et redonne à l’être humain son essentielle valeur.
Un témoignage d’une magistrale beauté.
*L’élimination, de Rithy Panh, avec Christophe Bataille. Au Livre de Poche depuis 2016, précédemment publié aux éditions Grasset (2011). Prix Joseph Kessel, Prix Aujourd’hui, Prix essai France Télévisions, Grand prix des lectrices de ELLE, Grand prix SGDL de l’essai.
La photo de la couverture est celle de Hout Bophana, prise par les Khmers rouges. Elle fut torturée de nombreux mois avant d’être éliminée.